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dans ce désert. Là au moins, elle n’avait à redouter aucune avanie ; elle voulait y vivre toujours. « Les habitans de Panjas ont eu raison en prétendant que je portais le deuil de Blasion, dit-elle, c’est moi qui suis la cause de sa mort ; je suis sa veuve, je lui resterai fidèle. » Il fallut appeler à mon aide le curé de Panjas. Nous lui dépeignîmes le triste état où se trouvait Janouet, et je la déterminai en lui disant : « Allons, Ménine, il faut le sauver encore une fois. » Les pauvres gens qui l’avaient accueillie pleurèrent en la voyant partir, et elle pleurait aussi.

La noce se lit sans bruit. Ce mariage parut un instant rendre la vie et l’intelligence à Janouet, mais c’était la dernière lueur d’une lampe qui s’éteint. Il mourut au bout d’un an, laissant pour héritière une petite fille d’une constitution si frêle que sa vie semblait tenir à un souffle.

Tant que la vieille dame vécut, elle resta dame et maîtresse, affectant d’oublier le mariage qui avait fait entrer Ménine dans sa famille, et la traitant plutôt comme une servante que comme une bru ; mais lorsqu’elle fut morte, Ménine commença à administrer de façon à étonner les plus habiles. Jeune encore, d’une beauté incontestée, elle se montra si réservée que la calomnie elle-même n’osa pas attaquer ses mœurs. Sous l’influence de son intelligente administration, ces terres que l’avarice et la routine avaient rendues improductives donnèrent des revenus considérables. Elle dessécha les étangs, défricha les landes, mit les bois en coupes réglées, perça des routes, et à la place de la vieille ruine fit construire un superbe château.

Bientôt on oublia la petite mendiante, la servante calomniée ; elle devint pour tous Mme  de La Roumega. Elle maria sa fille, parfaitement élevée, à M. de Casquille, un membre du conseil général. Son gendre et sa fille passent la plus grande partie de leur temps à Paris ; elle seule administre la propriété et surveille l’éducation de ses deux petites-filles. Elle est respectée et aimée de tous, parce qu’elle est vraiment charitable.

— Et comment se fait-il, lui dis-je, qu’elle vous laisse mendier votre pain ?

— Oh ! répondit-il, peu de temps après le mariage de Ménine avec Janouet, je me brouillai avec la vieille dame, et je m’éloignai du pays. Je restai longtemps absent. Quand je revins, Ménine était devenue une grande dame ; je n’avais pas besoin d’elle, et je ne jugeai pas à propos de renouveler connaissance. Chaque fois que je vais au château, elle se montre très généreuse pour moi. Elle fait travailler mon gendre et ma fille ; mais nous n’aimons pas à nous rencontrer, nous nous souvenons trop de Blasion.

Eugène Ducom.