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assez peu de ces grandes figures historiques qui restent l’éternelle discussion de tous les âges. Or nous croyons aimer l’histoire et nous n’aimons plus que la biographie ; l’école descriptive a réussi au-delà de ses espérances. De plus, ce livre a une introduction, et les introductions ont deux effets également désastreux : on ne veut pas lire le livre sans avoir lu l’introduction, de peur de n’y rien comprendre, ce qui fait que beaucoup de gens ne lisent pas le livre pour n’avoir pas à lire l’introduction.

Qu’est-ce donc cependant que l’Histoire de la Conquête d’Angleterre ? C’est l’histoire de toutes les populations un moment réunies sous la domination des Normands, et dont les unes leur sont restées soumises, tandis que les autres ont retrouvé leur indépendance ou subi une autre conquête. Dans ce livre, où l’unité est toute dans le sujet, sans doute la résistance des Saxons tient une large place, sans doute le cœur de M. Thierry est avec les vaincus, ce qui est un grand sujet de ridicule aux yeux de beaucoup de gens ; sans doute même on peut lui reprocher d’avoir cherché parfois dans les rancunes des vaincus la cause de résistances qui ne s’adressaient qu’au pouvoir tyrannique des souverains. Il n’en est pas moins vrai que l’impression d’ensemble est vraie et puissante, et que Saxons et Normands, Bretons, Angevins et Gascons s’y meuvent avec le caractère, les passions et la couleur qui leur conviennent. Ce n’était point chose aussi facile qu’on semble le croire. Tout était à créer, le cadre, les figures et la composition. Choisir au milieu d’un énorme entassement de faits et de légendes les traits justes et caractéristiques des hommes et des temps, suivre à la fois Guillaume sans cesse passant d’Angleterre en Normandie, Henri II luttant contre ses fils sur tous les points du territoire qui est aujourd’hui la France, Richard allant guerroyer en Palestine tandis que son frère Jean le trahit, les Saxons soumis et frémissant sous le joug, les Écossais invincibles dans leurs montagnes, les Irlandais commençant la longue série de leurs souffrances, et par-delà les mers les Bretons, les Aquitains et les Provençaux divisant leurs conquérans pour retrouver leur indépendance ; Robin Hood le rebelle sauvage du nord, Bertrand de Born le rebelle troubadour et chevalier : voilà les scènes variées par le caractère des hommes, des événemens et des climats, auxquelles il fallait donner la seule unité possible dans un pareil sujet, l’unité de la vie. Je laisse à juger si M. Thierry a réussi. Quant à moi, j’avoue qu’au milieu de ces récits d’une couleur si sobre et si juste, j’oublie volontiers le point de vue de l’histoire : l’échafaudage enlevé, il semble que l’œuvre se soit élevée d’elle-même, tant elle a de puissance et de grâce. Si l’on me poussait un peu, je conviendrais volontiers que la conquête des Normands, pour avoir été une