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trez-vous bien de mes paroles et ne les oubliez pas, car je ne vous les dirai point une seconde fois. Je suis âgé de trente-huit ans, sept mois, neuf jours et onze heures. Quant à ceux d’entre vous qui sont plus âgés que moi, ne fût-ce que d’une heure, j’écouterai volontiers leurs avis, quand ces avis seront raisonnables ; mais que ceux qui sont plus jeunes que moi, ne fût-ce que d’une minute, prennent garde. S’ils osaient ouvrir la bouche, m’interrompre ou peut-être même faire les récalcitrans, dans les vingt-quatre heures il n’y aurait plus trace d’eux dans mon village. Je suis votre maître, et mon maître à moi, c’est l’empereur. Je dois obéir à l’empereur, mais ce n’est pas l’empereur qui vous commande directement. Dans ma terre, je représente l’empereur, et je dois répondre de vous devant Dieu. Toutefois ne vous inclinez pas devant moi, et regardez-moi en face, car je suis une créature humaine comme vous. Dix fois un cheval a besoin d’être nettoyé au moyen de l’étrille de fer avant qu’on puisse le frotter avec la brosse douce. Je serai forcé de bien vous étriller, et qui sait si je pourrai jamais employer la brosse?... Dieu purifie l’air par la foudre, je purifierai mon village par le feu et par le tonnerre. »

Trop souvent le lait se trouve en harmonie avec ces discours foudroyans, car l’arbitraire du maître ne connaît pas de limites, et il a une terrible sanction. Le propriétaire peut infliger au malheureux paysan le plus dur des châtimens en le désignant comme recrue; il a le droit de le faire déporter en Sibérie, et, sans parler de ces mesures extrêmes, il peut le faire battre de verges et l’arracher à ses foyers, afin de coloniser une terre lointaine. Eh bien ! malgré cette triste perspective, beaucoup de paysans seigneuriaux craignent un changement de condition; placés sous l’autorité et la protection du seigneur, ils ne sont pas, comme les paysans de la couronne, exposés aux vexations et aux mauvais traitemens des employés subalternes, et ce qu’ils redoutent le plus, ce sont les exactions des tchinovniks, c’est l’oppression des agens du gouvernement. «On soigne mieux, disent-ils dans leur langage pittoresque, sa monture de tous les jours que le cheval dont on ne se sert qu’aux relais. » Ils ne sont pas non plus obligés de cacher autant leur bien-être, dont le seigneur tire vanité au lieu d’y trouver, comme des employés avides, un nouveau moyen d’exploitation. En réalité, pour peu que le propriétaire possède un certain degré de culture et qu’il comprenne son propre intérêt, on rencontre plus d’aisance et d’industrie dans les villages des particuliers que parmi les paysans de la couronne. Chez les propriétaires aisés, qui administrent leurs biens héréditaires, les anciens rapports de patronage et de confiance qui reliaient le maître et les assujettis se sont fréquemment