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qu’un très mince revenu. » Que les prix montent ou descendent, il continue la culture pour tirer parti du travail obligatoire de ses paysans, et il est souvent obligé de vendre à tout prix pour avoir un revenu quelconque. La corvée devient ainsi une des causes principales de la grande fluctuation du prix des céréales en Russie[1] ; en dernier résultat, le seigneur n’en retire pas d’avantage réel, le pays souffre, et le cultivateur opprimé accomplit un labeur en grande partie stérile.

Pour limiter le pouvoir des propriétaires, l’empereur Paul défendit de demander au paysan plus de trois jours de travail par semaine; mais ce calcul établi par âme, sans tenir compte de l’âge, arrive à un total exorbitant. D’ailleurs cette prescription n’est observée nulle part, excepté dans la Petite-Russie; elle montre une fois de plus combien les demi-mesures produisent peu d’effet. Le maître ne respecte guère ces dispositions incomplètes, ou bien le paysan se méprend sur la portée des principes qui le protègent, et devient ingouvernable. On a beau considérer le servage comme un fait accompli; quand on veut en diminuer les tristes conséquences par des règles destinées à empêcher l’arbitraire, on détruit le ressort même de la machine. Il faut une discipline de fer pour que l’homme se courbe sous le maître, ou bien on doit lui donner la liberté.

Le propriétaire remet à la disposition du paysan une étendue de terrain dont la loi ne détermine pas la contenance; elle s’en rapporte à l’intérêt du maître, appelé à profiter du travail des serfs et obligé de les nourrir en cas de détresse absolue. La distance est grande entre l’aisance et ce dernier degré de misère : tout l’intervalle est forcément livré à l’arbitraire. D’ordinaire le propriétaire, pour s’épargner des soucis et des embarras, abandonne en usufruit une partie de son domaine à la commune, qui fait elle-même le partage au moyen d’élus, d’anciens, de jurés, autorités locales que la tradition a maintenues, et qui fonctionnent sous l’impulsion et sous le contrôle du seigneur. En vertu du principe russe, essentiellement différent de celui que pratiquent les anciennes provinces polonaises, à mesure que la population augmente, le seigneur a droit à plus de journées de travail, sans que rien soit ajouté à l’étendue du terrain communal.

En déterminant les pouvoirs du propriétaire, la loi russe a vu en lui le père de famille armé d’une autorité sans limites : elle abonde en prescriptions générales, qui recommandent d’un côté l’obéissance et le dévouement, de l’autre la protection. Au point de vue politique, le propriétaire concentre dans ses mains tous les pouvoirs de

  1. Tegoborski, t. Ier, p. 360.