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Certes rien de plus modeste qu’une réforme ainsi limitée. A chaque ligne se révèle l’ombrageuse surveillance de l’autorité, et aucune atteinte ne diminue la suprématie de la noblesse. Tout se réduit à substituer à l’arbitraire du seigneur un engagement défini. Cependant l’ukase de 1842 détachait une pierre de l’ancien édifice du servage; cela suffit pour propager de vives inquiétudes. Le grand-maître de police de Saint-Pétersbourg se hâta de publier une circulaire du ministre de l’intérieur, curieux témoignage des terreurs soulevées par la seule pensée de toucher à l’ordre de choses établi. Ce document commence par donner le modèle des contrats que les seigneurs pourront (d’après leur libre arbitre!) passer avec les paysans, et il se hâte d’ajouter que l’ukase du 2 avril ne renferme rien de nouveau. « Ce n’est, dit-il, que le développement et le complément des règles établies dans l’ordonnance du 20 février 1803, relatives aux laboureurs libres, et il ne concerne que les règles d’après lesquelles les paysans s’engagent, vis-à-vis de leurs maîtres, à des redevances déterminées. » Le ministre Perovsky insiste sur ce que rien n’oblige les seigneurs à suivre les indications de l’ukase, leur volonté faisant seule loi à cet égard. S’ils consentent à passer un contrat, les terres sur lesquelles les paysans sont établis, et qu’ils continueront à détenir, restent comme auparavant une propriété nobiliaire. Quant aux rapports entre les seigneurs et les paysans qui n’auront point passé de contrat, ils ne doivent éprouver aucun changement. Et la circulaire ajoute ces paroles significatives : « Chercher dans le présent ukase ou porter les autres à croire qu’il s’y trouve une autre signification serait un crime. » Aussi l’empereur ordonna aux gouverneurs militaires et civils de veiller avec soin à ce qu’il ne fût fait aucune fausse interprétation, comme par exemple celle de l’affranchissement des paysans. Ceux qui propageraient ces bruits dangereux seraient livrés à la rigueur des lois. Il leur recommanda également de veiller à ce que les paysans demeurassent dans l’obéissance et sous le pouvoir légitime de leurs seigneurs.

La réforme, si timidement limitée, aboutit, comme on pouvait s’y attendre, à un avortement complet. Si l’on en excepte la terre de Murino, propriété du prince Michel Voronzof, ce zélé partisan des idées d’émancipation, et le gouvernement de Podolie, où le souvenir d’institutions analogues facilita l’application de l’ukase de 1842, celui-ci demeura une lettre morte. L’esprit qui souffla sur l’Europe en 1848, loin d’amener l’empereur Nicolas à quelque large mesure en faveur des paysans, ne servit qu’à l’immobiliser dans un système d’opiniâtre résistance contre tout ce qui pouvait ressembler au progrès. La question des paysans semblait donc complètement mise de côté, lorsqu’éclata la guerre d’Orient.