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III. — PROJETS D’ABOLITION DU SERVAGE.

Cependant, lorsqu’une idée est mûre, ce qui semble lui nuire la sert en réalité. Les demi-mesures essayées de temps à autre avaient prouvé l’inefficacité de tout système qui n’adopterait point nettement pour point de départ le grand principe de la liberté humaine. Les événemens de ces dernières années avaient mis en relief la puissance matérielle et morale des peuples de l’Occident. On avait pu juger de la force que donne la virile gymnastique de la liberté. Aussi, quand la noblesse de Lithuanie, à laquelle le gouvernement demandait : «Voulez-vous améliorer le sort de vos paysans? » répondit tout d’une voix : « Nous voulons les affranchir, » le voile se déchira. La parole suprême avait retenti, et Alexandre II sut comprendre que l’intérêt de son empire, d’accord avec les inspirations de la justice et de la morale, réclamait l’abolition du servage.

Il ne suffit pas de donner à l’homme le précieux attribut moral de la liberté, il faut qu’il puisse en même temps acquérir, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’enveloppe matérielle dans laquelle le droit se réalise, la propriété, ce prolongement de l’homme dans la nature, ce complément nécessaire de son être. C’est par la propriété que l’idée de liberté prend corps et qu’elle pose le pied sur la terre. Qu’on ne se méprenne point d’ailleurs sur notre pensée : ce terme de propriété que nous employons ici n’a pas la signification étroite d’un coin du sol qui serait assigné à chaque habitant, il signifie pour nous que l’homme s’appartient à lui-même, et qu’il fait siens les fruits de son activité; il n’est autre chose que la face matérielle de la liberté. Aussi tout régime qui, sous prétexte de répudier l’esclavage, enchaîne la libre disposition des forces et le libre usage des résultats obtenus, qui détruit la responsabilité des actes en absorbant l’individu au profit de la communauté, qui prétend garantir l’homme contre les mauvaises chances en lui enlevant les avantages qu’un effort intelligent peut conquérir, en un mot tout système de tutelle permanente ne peut engendrer qu’une éternelle enfance. Le mal dont souffre le peuple russe est un legs de la servitude et de l’absence du droit de propriété; pour guérir ce mal, il faut rendre à la fois la liberté à l’homme et à la terre, c’est-à-dire assurer à chacun la pleine disposition de ses forces et de ses facultés naturelles, et ouvrir à tous le libre accès de la possession permanente du sol. On se fait une singulière idée de la propriété et de ses bénéfices matériels et moraux, si l’on croit pouvoir la décréter : ce qu’il faut, c’est écarter tout obstacle qui empêche de la conquérir; elle devient ainsi le plus énergique complément de l’ac-