Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/445

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ganisation rurale sur la pente du communisme, plus il faut s’appliquer à la ramener sur le terrain solide de la propriété privée et de la responsabilité individuelle.

Dans les mesures à prendre, les moyens adoptés peuvent différer selon les localités, car le vaste empire de Russie présente de nombreuses variétés de civilisation et de développement matériel. Pourtant, si l’on veut une émancipation sérieuse, il importe de se rattacher à des bases fondamentales qui ne sauraient changer. Pour les avoir méconnues en partie, les provinces baltiques n’ont accompli qu’une réforme bâtarde. Avant tout, le krepostnoï pravo, qui fixe le paysan sur la glèbe, doit être radicalement aboli; sans la faculté légale de migration, il est impossible qu’une légitime rémunération soit acquise au travail. Il est à peine besoin d’ajouter que le paysan affranchi doit jouir de tous les droits civils, de famille et de propriété. D’un autre côté, la terre doit être libre comme ceux qui l’habitent; elle doit se prêter à tous les contrats de louage et de vente, passer de main en main en vertu de transactions régulières, se diviser et se reconstituer à volonté, en harmonie avec les convenances locales et les avantages que l’intérêt personnel est le plus habile à discerner. Beaucoup de ceux qui se rejettent vers les périlleuses chimères de la jouissance commune du sol ont l’esprit troublé par deux craintes également vaines : celle du morcellement et celle du prolétariat. Nous n’entendons point répéter ici ce qui nous semble avoir été surabondamment démontré dans la Revue[1]. Le mouvement libre de la propriété obéit à une tendance de concentration qui balance même la loi toute démocratique de l’égale division des héritages. Quant au prolétariat, c’est bien le cas de rappeler cette pensée de Montesquieu : «On n’est pas pauvre parce qu’on ne possède rien, mais parce qu’on ne veut pas travailler. » En Russie surtout, où le travail rencontre d’immenses espaces qui le sollicitent et lui promettent ample récompense, la première, la plus féconde des propriétés est celle des bras gouvernés par une intelligence active. Dans un pays où ce n’est pas la terre, où ce sont les bras qui manquent, on est sûr de voir, suivant la pittoresque expression de Cobden, l’entrepreneur courir après l’ouvrier et non l’ouvrier après l’entrepreneur; les propriétaires rechercheront les fermiers : la liberté des transactions ne peut donc que profiter à ceux-ci. On n’a pas besoin de moyens et d’arrangemens factices pour empêcher le prolétariat; il suffit de la liberté et de la justice.

Cependant cette préoccupation domine les esprits : la plupart de ceux qui ont étudié la question de l’émancipation redoutent l’affranchissement pur et simple, sans la propriété de la terre acquise

  1. De la Division du Sol, 1er août 1857.