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d’aussi complet. Sans perdre ses qualités propres, il semble en emprunter ici qui lui sont étrangères. C’est une ampleur de style, une souplesse, une pureté de lignes, une rondeur de modelé que ses poètes du Nord ne lui inspiraient pas. En se séparant d’eux un instant, en s’approchant de Virgile et de Dante, on dirait qu’il pénètre dans une autre atmosphère, qu’il est sous l’influence d’un autre art, d’un autre goût ; un souffle embaumé d’Italie semble avoir passé sur sa toile.

L’original de ce tableau, qui appartenait à M. le duc d’Orléans et qui parut à la vente de sa galerie, n’était pas dans un état de parfaite conservation. Des accidens, moins graves que ceux qui déparent le Larmoyeur du Luxembourg, altéraient une partie des fonds et même des figures. Scheffer a eu le courage, comme pour le Larmoyeur, de faire une répétition entièrement peinte de sa main. Il faut voir cette Francesca nouvelle pour sentir ce que l’œuvre a gagné dans ce second enfantement, tout ce que vingt ans d’études, de réflexion, d’expérience, ont ajouté de délicates nuances et d’heureux traits d’expression à ce fond déjà si riche. Peu d’artistes ont eu la constance de reprendre et de refondre ainsi, après longues années, leurs œuvres de prédilection. Ceux qui ont fait des répétitions, et le nombre en est grand, les ont faites identiques, au moment même de la première création, si bien que la postérité a souvent peine à reconnaître les véritables originaux. Scheffer au contraire ne s’est guère copié lui-même que pour ajouter, corriger, étudier à nouveau. Jamais content de ce qu’il avait fait, recommencer par espoir de mieux faire, c’était un bonheur pour lui. Il ne changeait pourtant que des détails. Dans son ensemble, la Francesca reste la même : c’est toujours le tableau que le public connaît ; mais si connu qu’il soit, il faut qu’on nous permette d’en dire ici quelques mots. C’est sur la part d’invention qui revient à l’imitateur que nous voudrions insister. Ce n’est pas tout, en effet, de lire le cinquième chant de l’Enfer et d’en être vivement ému. Le tableau n’est pas fait quand on a lu les vers ; disons mieux, il serait mal fait si la toile s’en tenait à ce que les vers lui disent sans rien changer, sans rien ajouter. Dante compose son tableau à sa façon. Cette rafale infernale qui entraîne dans le ténébreux séjour les amans criminels ; tous ces milliers de malheureux emportés deux à deux par le noir tourbillon qui jamais ne s’arrête, grinçant des dents, se lamentant, « traînant leurs plaintes » comme de longues files de grues qui passent en chantant leur lai, comme des nuées d’étourneaux poussés par le vent d’hiver, tout cela n’est qu’indiqué, crayonné dans la demi-teinte ; c’est le fond, l’arrière-plan du récit : ce qui est en saillie, ce qui se détache en lumière sur ce gouffre de ténèbres, ce qui fait