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même en peignant. De là dans cet atelier un concert à peu près perpétuel, si l’on peut appeler concerts ces matinées sans programme, sans apparat, presque sans auditoire, où les exécutans semblaient jouer pour eux-mêmes ou plutôt improviser, tant ils se sentaient à l’aise, bien écoutés et bien compris. Sous ces cloisons élevées et sonores, devant tous ces portraits qui du haut jusqu’en bas faisaient tapisserie, au milieu des tableaux achevés, des toiles, des ébauches, la musique doublait de puissance, et la peinture semblait illuminée. Si jamais nous avons senti les liens mystérieux qui unissent ces deux arts, c’est là, c’est dans cet atelier. À qui contemplait la Francesca, la Sainte Monique, le Christ à la tentation, tel andante de Mozart, tel accent de Mme Viardot faisait passer magiquement à l’âme certains détails de sentiment que l’œil seul ne lui transmettait pas, et d’un autre côté ces nobles lignes, ce luxe d’idéal répandu sur ces toiles, préparaient merveilleusement l’esprit aux profondeurs et aux audaces de la pensée musicale. Plus d’une fois, nous l’avons éprouvé, certains mystères d’harmonie se sont éclaircis là pour nous. Scheffer, dans la musique, ne cherchait pas les plaisirs faciles, non que chez lui l’oreille fût blasée, mais il aimait trop la pensée pour se borner aux mélodies qu’on sait par cœur, sorte de rêverie où l’âme s’abandonne et se laisse bercer ; il lui fallait des rêves moins passifs. Apprenait-il que de jeunes téméraires prétendaient rendre intelligibles à force de justesse, de précision, de style, les derniers quatuors de Beethoven, il s’enflammait à cette idée, la prenait sous sa protection, la soutenait de son exemple dans l’atelier, même au dehors, et MM. Chevillard et Maurin trouvaient dès lors en lui leur auditeur le plus imperturbable et le meilleur patron de leur modeste et beau talent. Que de débuts non moins heureux n’a-t-il pas protégés ! Il devinait et attirait l’artiste près d’éclore. Chez lui, on allait toujours de découverte en découverte : tantôt un tableau nouveau, c’est-à-dire un degré de plus dans l’élévation de son style, tantôt un virtuose inconnu. C’est ainsi qu’un jour, à l’improviste, — on nous pardonnera ce dernier souvenir, — un frêle et mourant jeune homme nous apprit, dans ce même atelier, d’indicibles secrets sur un art, malheureusement le plus cultivé de tous, le dernier des fléaux quand il n’est pas presque sublime, l’art de jouer du piano. Jamais ainsi nous n’avions vu le mécanisme et la passion s’entr’aider, se surexciter l’un l’autre, et faire parler une telle langue à un tel instrument. Tendre nature et noble esprit, il était, lui aussi, un chercheur d’idéal. La mort lui avait laissé le temps d’être artiste et non celui d’être connu. Prononcer le nom de Günsberg, ce n’est guère, nous le savons, parler qu’à des amis, à quelques confidens. Nous continuons l’œuvre de Scheffer en faisant