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leurs mouvemens, leurs habitudes. Je me sentais particulièrement dispos, heureux, au milieu de la foule ; je suivais gaiement mes semblables, je criais lorsqu’ils criaient et prenais plaisir en même temps à observer la façon dont ils criaient. Je mettais mon bonheur à les étudier, je les examinais avec une curiosité joyeuse et insatiable ; mais je m’aperçois encore une fois que je sors de mon sujet.

Ainsi donc, il y a vingt ans environ, j’habitais la petite ville de Z…, sur les bords du Rhin. Je cherchais l’isolement ; je venais d’être blessé au cœur par une jeune veuve dont j’avais fait la connaissance aux eaux. Jolie et spirituelle, elle coquetait avec tout le monde, et moi, pauvre mortel, je m’étais laissé prendre ; elle m’avait d’abord encouragé, puis elle m’avait porté un coup sensible en donnant la préférence à un lieutenant bavarois aux joues cramoisies. Cette blessure n’était point, à vrai dire, des plus profondes ; mais je trouvais convenable de m’abandonner pour quelque temps à mon chagrin dans la solitude. Tel est le motif qui me retenait à Z…

Ce n’était point uniquement la situation de cette petite ville au pied de deux montagnes élevées qui m’avait frappé ; elle m’avait séduit par ses vieilles murailles flanquées de tours, ses tilleuls séculaires, le pont escarpé sur lequel on traversait sa rivière limpide, et principalement par son ion vin. Après le coucher du soleil, de jolies petites Allemandes aux cheveux blonds se promenaient dans ces rues étroites, et lorsqu’elles rencontraient un étranger, elles lui disaient d’une voix gracieuse : Guten Abend. On les voyait encore longtemps après que la lune s’était levée derrière les toits pointus des vieilles maisons, faisant scintiller à la clarté de ses rayons immobiles les petites pierres dont les rues étaient pavées. J’aimais à errer alors dans la ville de Z… ; la lune semblait la regarder fièrement du haut d’un ciel pur, et l’on eût dit que la ville sentait ce regard ; elle se tenait éveillée et calme, tout inondée de cette lueur paisible qui remplit l’âme d’un trouble mêlé de douceur. Le coq qui surmontait le clocher gothique avait un reflet doré ; aux étroites maisons couvertes d’ardoises brillaient de timides lumières ; la vigne élevait mystérieusement ses festons au-dessus des murs. Parfois un frôlement se faisait entendre dans l’obscurité, près de la vieille citerne creusée sur la place de la ville ; le garde de nuit y répondait aussitôt par un coup de sifflet traînant, endormi, et un chien poussait un grognement peu redoutable. Puis tout rentrait dans le silence, et l’air caressait si doucement la figure, les tilleuls répandaient un parfum si suave, que l’on éprouvait le besoin de respirer de plus en plus profondément, et le mot de Gretchen arrivait aux lèvres, tantôt comme une prière, tantôt comme une exclamation.

La ville de Z… est à deux kilomètres du Rhin. J’allais souvent