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les boucles de ses longs cheveux lui couvrirent la figure, elle soupira et resta quelques instans silencieuse. Puis elle nous dit qu’elle avait envie de dormir et rentra dans la maison ; mais je l’aperçus à la fenêtre fermée de sa chambre, quoique celle-ci ne fût point éclairée, et elle s’y tint longtemps. Les rayons de la lune, qui se leva enfin, se reflétèrent dans les eaux du Rhin, et tout changea soudainement de face ; des clartés et des ombres éclatèrent de toutes parts, et je trouvai même que le vin de nos verres à facettes avait pris un éclat mystérieux. Le vent tomba ; on eût dit qu’ayant fermé les ailes, il venait d’expirer ; le sol commençait à exhaler une chaleur odorante.

— Il est temps de partir ! m’écriai-je. Sans cela, je ne trouverais plus le passeur.

— Oui, il est temps, me répondit Gagine.

Nous prîmes le sentier qui descendait la montagne. Nous entendîmes tout à coup des pierres qui roulaient derrière nous. C’était Anouchka qui venait nous rejoindre.

— On te croyait couchée, lui dit son frère ; mais elle ne lui répondit pas et continua à descendre en courant.

Quelques-uns des lampions que les étudians avaient fait allumer dans le jardin jetaient encore une lueur mourante qui éclairait le feuillage des arbres au pied desquels ils brûlaient, en leur donnant un air de fête et un aspect fantastique. Nous retrouvâmes Anouchka sur le bord de l’eau ; elle causait avec le passeur. Je sautai dans la barque et pris congé de mes nouveaux amis ; Gagine me promit sa visite pour le lendemain. Je lui tendis une main qu’il serra ; j’allais tendre l’autre à Anouchka, mais celle-ci se borna à me regarder en hochant la tête. Le batelet se détacha du bord, et le courant l’entraîna avec rapidité. Le passeur, vieillard robuste, plongeait ses avirons avec effort dans les eaux noires du fleuve.

— Vous venez d’entrer dans le reflet de la lune, me cria la jeune fille, vous l’avez brisé.

Je jetai les yeux sur le fleuve, qui entourait le bateau de vagues sombres et menaçantes.

— Adieu ! cria Anouchka une dernière fois du bord.

— A demain, ajouta Gagine.

Le bateau aborda. J’en descendis et regardai derrière moi, mais je ne vis plus personne sur l’autre rive. Le reflet de la lune s’étendait de nouveau, semblable à un pont d’or, sur la surface de l’eau. Les derniers accords d’une vieille valse de Lanner se firent entendre comme pour me jeter un adieu. Gagine avait raison ; ces sons lointains firent vibrer toutes les cordes de mon cœur. Je regagnai la maison à travers les champs, plongés dans une obscurité profonde, en aspirant avec lenteur l’air embaumé, et lorsque j’entrai dans ma