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changer de place. Gagine la menaça du doigt, et moi je lui adressai en riant quelques paroles de reproche.

— Ne lui parlez pas, me dit Gagine à voix basse, laissez-la faire ; si vous l’impatientez, elle, est capable de monter sur la tour. Admirez plutôt jusqu’où va la prévoyance des habitans du pays.

Je me retournai et aperçus dans un coin une petite hutte de planches au fond de laquelle était blottie une vieille femme à lunettes, qui tricotait un bas tout en nous observant. Elle vendait aux touristes de la bière, des gâteaux et de l’eau de Seltz. Nous nous assîmes sur un banc et nous nous mîmes à boire de la bière, que la vieille nous servit dans d’épais gobelets d’étain. Anouchka se tenait toujours assise à la même place, ses pieds repliés sous elle et la tête enveloppée de son écharpe de mousseline ; son buste élégant se dessinait très distinctement sur le ciel limpide, mais elle me faisait une impression désagréable. J’avais déjà cru remarquer la veille que ses manières étaient peu naturelles et affectées… « Elle veut nous étonner, pensai-je. À quoi bon ?… Quel enfantillage ! » On eût dit qu’elle avait deviné ma pensée, car, jetant sur moi un regard pénétrant et rapide, elle se mit de nouveau à rire, descendit du mur en deux sauts ; puis, s’approchant de la vieille, elle lui demanda un verre d’eau.

— Tu crois que je veux boire ? dit-elle en s’adressant à son frère ; non, je veux arroser là-bas, sur le mur, des fleurs qui ont besoin d’eau.

Gagine ne lui répondit pas ; elle partit un verre à la main, et grimpa de nouveau sur les ruines ; s’arrêtant par instans, elle se baissait et versait avec une gravité comique quelques gouttes d’eau qui étincelaient au soleil. Ses mouvemens étaient fort gracieux, mais je continuais à la suivre des yeux avec déplaisir, tout en admirant sa légèreté et son adresse. Arrivée à un endroit dangereux, elle poussa un cri et se prit ensuite à rire… Cela mit le comble à mon impatience.

— C’est une véritable chèvre, marmotta entre ses dents la vieille, qui interrompit pour un instant son ouvrage.

Lorsqu’Anouchka eut vidé son verre, elle vint nous rejoindre en secouant la tête d’un air mutin. Un sourire étrange contractait par momens ses lèvres ; elle clignait ses yeux noirs avec une expression qui tenait à la fois de la raillerie et de la gaieté.

— Vous trouvez ma conduite inconvenante, semblait dire sa figure ; peu m’importe, je sais que vous me regardez avec plaisir.

— Bien joué, Anouchka ! dit Gagine à voix basse ; bien joué ! La jeune fille parut tout à coup éprouver un mouvement de honte, et, baissant les yeux, elle vint s’asseoir timidement à côté de nous, comme une coupable. Pour la première fois, j’examinai attentivement