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— Parlez, je vous en conjure ; ne craignez rien, lui dis-je avec empressement, je suis si heureux de vous voir moins sauvage.

Anouchka baissa les yeux, et j’entendis pour la première fois un rire doux et léger sortir de sa bouche. — Allons, : commencez donc à me conter cela, reprit-elle, en arrangeant les plis de sa robe sur ses genoux, comme si elle se fût installée pour longtemps. Racontez-moi votre voyage, ou récitez-moi quelque chose comme ce que vous nous avez lu d’Onéguine[1].

Elle devint tout à coup pensive, et se mit à réciter d’une voix basse les vers suivans :

Où sont aujourd’hui la croix et l’ombrage
Qui marquaient la tombe de ma pauvre mère ?

— Pouchkine ne dit pas cela, lui fis-je observer[2].

— J’aurais aimé à être comme Tatiana[3], continuait-elle sur le même ton. Allons, commencez donc, me dit-elle avec vivacité.

Mais je n’y songeais guère, je la regardais ; elle était inondée de la chaude lumière du soleil ; tout en elle respirait à cette heure le contentement et une sorte d’apaisement. Autour de nous, ’à nos pieds, au-dessus de notre tête, la campagne, le fleuve, le ciel, tout était radieux. L’air même semblait rayonnant.

— Comme cela est beau ! Voyez ! dis-je en baissant la voix involontairement.

— Oui, très beau ! me répondit-elle sur le même ton et sans me regarder. Si vous et moi nous étions des oiseaux, comme nous prendrions notre course, comme nous volerions !… On pourrait plonger, se perdre dans cet azur… Mais nous ne sommes pas des oiseaux.

— Il peut nous pousser des ailes…

— Comment cela ?

— Attendez, vous l’apprendrez. Il y a des sentimens qui nous enlèvent au-dessus de cette terre. Soyez sans inquiétude, il vous viendra des ailes…

— En avez-vous jamais eu ?

— Que vous dirai-je ?… Je crois cependant que jusqu’ici je n’ai jamais pu quitter la terre…

Anouchka prit de nouveau un air pensif. Je me penchai un peu vers elle.

— Savez-vous valser ? Me dit-elle subitement.

— Oui, lui répondis-je, un peu surpris de cette question.

— Alors venez, venez… Je prierai mon frère de nous jouer une

  1. Conte de Pouchkine.
  2. Au lieu de mère, le texte russe porte nourrice.
  3. Héroïne du conte.