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folle, et elle me fera perdre l’esprit. Heureusement elle ne sait pas mentir et me confie tout. Ah ! quel cœur elle a cette petite fille !… Mais elle se perdra, c’est sûr.

— Vous devez vous tromper…

— Non, je ne me trompe pas. Savez-vous qu’hier elle est restée couchée presque toute la journée, sans rien prendre ? Il est vrai qu’elle ne se plaignait de rien ;… mais elle ne se plaint jamais. Moi, je n’étais pas inquiet, quoique vers le soir elle eût un peu d’agitation. Aujourd’hui, à deux heures du matin, notre hôtesse est venue me réveiller. « Allez voir votre sœur, me dit-elle, je la crois malade. » Je courus dans la chambre d’Anouchka et la trouvai encore habillée, dévorée de fièvre, toute en larmes ; elle avait la tête brûlante, les dents lui claquaient. « Qu’as-tu ? lui demandai-je. Es-tu malade ? » Elle se jeta à mon cou et se mit à me conjurer de l’emmener au plus vite, si je voulais qu’elle restât en vie. N’y comprenant rien, j’essaie de la tranquilliser… Ses sanglots redoublent, et tout à coup, au milieu de ses sanglots, j’entends… Bref, elle m’apprit qu’elle vous aimait… Vous et moi, nous sommes des gens raisonnables, et nous ne comprendrons jamais combien ces sentimens sont profonds, avec quelle violence ils se déclarent ; ils éclatent inopinément comme un orage, et rien ne peut en arrêter le cours… Vous êtes sans doute un homme fort aimable, continua Gagine ; mais pourquoi est-elle éprise de vous à ce point ? Je vous avoue que je ne le comprends pas, Elle dit que du moment où elle vous vit, elle s’attacha à vous… C’est pour cela qu’elle pleurait tant l’autre jour en protestant qu’elle ne voulait aimer que moi au monde… Elle se figure que vous la méprisez, connaissant probablement son origine ; elle m’a demandé si je vous avais raconté son histoire. Je lui ai dit naturellement que non ; mais sa pénétration est vraiment effrayante. Maintenant elle ne demande qu’une chose : elle veut partir, partir immédiatement. Je suis resté auprès d’elle jusqu’au matin ; elle m’a fait promettre que nous ne serions plus ici demain, et alors seulement elle s’est endormie. Après y avoir bien réfléchi, je me suis décidé à venir vous parler. Selon moi, elle a raison ; il faut que nous partions. Je l’aurais emmenée même dès aujourd’hui, s’il ne m’était pas venu une pensée qui m’a arrêté. Peut-être… qui sait ?… ma sœur vous plaît. S’il en était ainsi, pourquoi partir ?… Aussi me suis-je décidé, en mettant tout amour-propre de côté… d’ailleurs j’ai fait quelques remarques… je me suis décidé… à vous demander… — Mais ici le pauvre Gagine se troubla. — Vous me le pardonnez, n’est-ce pas ? Je vous en prie, ajouta-t-il, je ne suis pas fait à de pareilles aventures.

Je lui pris la main.