Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/593

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Anouchka elle-même, avec sa tête ardente, son passé, son éducation ; Anouchka, cette créature séduisante, mais étrange, j’avoue qu’elle m’effrayait. Ces sentimens se combattirent longtemps en mon esprit. Le moment fixé approchait. — Je ne peux pas l’épouser, me dis-je enfin ; elle ne saura pas que je l’ai aimée.

Je me levai, mis un thaler dans la main de la pauvre Aennchen (elle ne me remercia même pas), et me dirigeai vers la maison de Frau Louise. Les teintes du soir se répandaient déjà dans l’air, et au-dessus de la rue sombre s’étendait une longue bande de ciel empourpré par le crépuscule. Je frappai doucement à la porte ; elle s’ouvrit immédiatement. Je franchis le seuil et me trouvai dans une obscurité complète.

— Par ici ! me dit une voix cassée, on vous attend.

Je fis quelques pas à tâtons ; une main osseuse saisit ma main.

— Est-ce vous, Frau Louise ? demandai-je.

— Oui, me répondit la même voix, c’est moi, mon beau jeune homme.

La vieille me fit monter un escalier très raide, et s’arrêta sur le palier du troisième étage. Je reconnus alors, à la faible lueur que laissait pénétrer une petite lucarne, la figure ridée de la vieille femme du bourgmestre. Un sourire malin et doucereux entr’ouvrait sa bouche édentée et faisait grimacer ses yeux éteints. Elle me montra une petite porte. Je la poussai convulsivement de la main, j’entrai et la refermai avec force derrière moi.


XV

La petite chambre dans laquelle je me trouvai était obscure, et je fus quelques instans avant d’y apercevoir Anouchka. Elle se tenait assise, enveloppée d’un grand châle, près de la fenêtre, la tête tournée et presque cachée, comme un oiseau effrayé. Sa respiration était agitée, et elle tremblait. Je me sentis pris d’une profonde compassion pour elle. Je m’approchai, elle détourna la tête plus vivement encore.

— Anna Nikolaïevna, lui dis-je.

Elle se redressa tout à coup et voulut me regarder, mais elle ne l’osa pas. Je lui saisis la main ; elle était froide et resta immobile dans la mienne, comme si la vie s’en était retirée.

— Je voulais,… commença-t-elle en essayant de sourire ; mais ses lèvres pâles ne lui obéissaient pas. Je voulais… Non, impossible, ajouta-t-elle, et elle se tut. Sa voix s’éteignait effectivement à chaque mot.

Je m’assis à côté d’elle.

— Anna Nikolaïevna, répétai-je sans pouvoir rien ajouter.