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— Ils sont partis ce matin à six heures, et n’ont pas dit où ils allaient. N’êtes-vous pas M. N… ?

— Oui.

— Ma maîtresse a une lettre pour vous. — Elle monta et revint une lettre à la main. — Tenez, la voici.

— C’est impossible ! lui dis-je.

La servante me regarda d’un air indifférent, et se remit à balayer.

J’ouvris la lettre. Elle était de Gagine. Pas une ligne d’Anouchka. En commençant, il me priait de lui pardonner ce départ précipité ; il ajoutait que, lorsque je serais de sang-froid, j,’approuverais sans doute sa détermination. C’était le seul moyen de sortir d’une position qui pouvait devenir embarrassante et périlleuse. « Hier soir, me disait-il, pendant que nous attendions silencieusement Anouchka, je me confirmai dans la nécessité d’une séparation. Il y a des préjugés que je respecte ; je comprends que vous ne pouvez pas épouser Anouchka. Elle m’a tout raconté, et pour son repos je devais faire droit à ses instantes supplications. » A la fin de la lettre, il exprimait le regret qu’il éprouvait de rompre si tôt les relations amicales qui s’étaient établies entre nous ; puis il faisait des vœux pour mon bonheur, me serrait la main, et me suppliait de ne pas chercher à les rejoindre.

— Des préjugés ! m’écriai-je, comme s’il pouvait m’entendre. Quelle sottise ! Qui lui a donné le droit de me l’enlever ?

Et la fureur m’arrachait des gestes convulsifs ; mais les cris d’effroi de la servante, qui appelait sa maîtresse, me firent rentrer en moi-même. Une seule pensée s’empara de moi : les retrouver, les retrouver à tout prix ! Recevoir un coup pareil, accepter un tel dénoûment était chose impossible. J’appris de l’hôtesse qu’ils étaient partis en bateau à vapeur à six heures pour descendre le Rhin. Je me rendis au bureau ; on me dit qu’ils avaient pris des places pour Cologne. Je retournai à la maison pour emballer mes effets et courir immédiatement à leur recherche. Arrivé devant la maison de Frau Louise, qui était sur mon chemin, j’entendis tout à coup quelqu’un qui m’appelait. Je levai la tête et aperçus, à la fenêtre de la chambre où je m’étais rencontré la veille avec Anouchka, la femme du bourgmestre. Elle sourit de ce sourire repoussant que je lui connaissais et m’appela. Je me détournai et me disposais à passer outre, mais elle me cria qu’elle avait quelque chose à me remettre. Ces paroles m’arrêtèrent, et j’entrai dans la maison. Comment exprimer mon émotion lorsque je me retrouvai dans cette petite chambre ?

— A vrai dire, commença la vieille en me montrant un billet, je n’aurais dû vous remettre cela que si vous étiez venu chez moi ; mais vous êtes un si aimable jeune homme. Tenez.