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« C’est ainsi, malheureuse ingrate, que tu as paré tes filles pour être les adultères infâmes d’un peuple sacrilège qui voulait profaner ta race ! D’un œil égaré, tu as suivi ses pas odieux, sa voie abhorrée et funeste. Dieu satisfera son courroux par ta mort ; sur ta tête est suspendu son glaive terrible. Qui pourra, pusillanime nation, retenir sa main déchaînée ? »


Après cette invective qui montre à quel point les malheureux Grecs étaient alors méconnus de ceux mêmes pour lesquels ils mouraient, le poète n’a plus qu’à redire les antiques malédictions du prophète contre Tyr et ses vaisseaux détruits. S’adressant à l’Asie, noyée dans ses vices, dit-il, et désormais abattue sans retour, il ne voit que Dieu à remercier d’un si grand triomphe, et il s’écrie :


« Ceux qui ont vu ta force brisée et la mer libre et dégagée des forêts de navires qui troublaient ses ondes, en contemplant ta mort honteuse, diront de tes débris errans : « Qui donc a eu tant de puissance contre la terrible Asie ? Le Seigneur, qui a montré sa forte main pour la foi de son prince chrétien, et qui, pour la gloire de son saint nom, accorde à son Espagne ce triomphe.

« Bénie soit ta grandeur, ô Seigneur, pour avoir, après tant de maux soufferts, après nos fautes et nos châtimens, brisé l’antique orgueil de l’ennemi ! Que tes élus t’adorent, ô Seigneur ! Que tout ce qui environne le ciel confesse ton nom, ô notre Dieu et notre appui, et que la tête condamnée du rebelle périsse dans les flammes ! »


Cette victoire de Lépante fut stérile, ont dit quelques historiens. La ligue chrétienne se divisa ; Philippe II, par haine des Vénitiens et jaloux effroi de don Juan, ne voulait pas porter de nouveaux coups à l’empire ottoman : Venise, commerçante encore plus que guerrière, aspirait à la paix ; nul secours ne venait d’Allemagne, et la persévérance du pontife de Rome ne pouvait donner à l’Italie l’unité qui lui manquait. Une paix fut donc signée, qui laissait à l’invasion turque toutes ses conquêtes, deux ans après la journée de Lépante, et lorsque déjà des arsenaux de Constantinople et des ports de l’Orient sortait une nouvelle flotte de deux cents galères. Tant la barbarie de ce peuple était alors armée de richesses et d’activité ! Cela même explique combien était nécessaire cette victoire appelée stérile. Si le désastre des Turcs se trouva si tôt réparé et leur marine encore si redoutable, que n’eût pas osé cet empire contre l’Italie sans la ligue et la victoire de Lépante ? Honorons ici dans les vers d’Herrera cette voix du peuple, cet instinct généreux qui ne trompe pas sur la vraie politique d’un temps, méconnue parfois dans l’histoire !

Deux siècles après la journée de Lépante, une autre victoire navale, non pas nécessaire à la sûreté de l’Europe, mais fort retentissante dans le monde, consommait la ruine politique de l’empire