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La fortune nous avait envoyé un navire très richement chargé. Je ne m’en décidai pas moins à le brûler. Il était probable que, pour gagner le port, nous aurions à nous ouvrir un passage de vive force. Ce n’était pas l’heure d’affaiblir notre équipage par des détachemens. Je consentis seulement, avant de mettre le feu au trois-mâts, à en laisser extraire quelques caisses d’étoffes. La chaloupe et le grand canot furent mis à la mer. La chaloupe ne devait faire qu’un seul voyage. Mes ordres, sous ce rapport, furent fidèlement exécutés ; mais pendant que, retiré dans ma chambre, je prenais un peu de repos, le grand canot s’établissait en croisière entre la frégate et la prise, et à chaque voyage opérait un versement complet dans la chaloupe : c’était la peau de bœuf de Didon découpée en lanières. Je fus fort mécontent lorsque je découvris la ruse à l’aide de laquelle on avait éludé mes ordres. Plus de deux cents caisses étaient déjà à bord ; la batterie et le pont de la Mignonne en étaient littéralement encombrés. Dans le premier moment, je voulais faire tout jeter à la mer ; si je ne le fis pas, ce fut en considération des épreuves qu’avaient déjà subies et des dangers que devaient courir encore ces braves marins, qui, depuis un an et demi, me donnaient tant de preuves de zèle et d’attachement. Le fruit de leur campagne avait été perdu avec la Sémillante, dont le commandant s’était obstiné à conserver les produits de nos prises à son bord, au lieu de les partager entre les trois frégates. Je savais que ce n’était pas une basse cupidité qui animait ces pauvres gens, mais qu’ils seraient tout fiers de rentrer dans le sein de leurs familles avec quelques gages d’une heureuse croisière. Je me bornai donc à réprimander sévèrement l’officier de quart et à exiger que la répartition des marchandises se fît immédiatement, pour qu’on pût au plus vite se débarrasser des caisses. Quelque activité qu’on pût mettre à ce partage, dont j’avais prescrit de s’occuper jour et nuit, nous étions encore fort encombrés, lorsqu’un autre trois-mâts se montra au vent à nous. Nous changeâmes de route aussitôt, et en quelques heures nous fûmes assez près de ce bâtiment pour lui ordonner à la voix d’amener son pavillon. Cette seconde prise, qui venait directement de Londres, avait une plus grande valeur encore que la première. Je n’eus point le courage de la brûler. J’en confiai le commandement à mon chef de timonerie et l’expédiai pour le port de Rochefort. J’avais soigneusement recommandé à ce sous-officier de ne pas s’approcher de la côte d’Espagne, où je savais que fourmillaient les corsaires anglais. Il ne tint point compte de mes ordres, et crut mieux faire en se dirigeant dès la première nuit sur la baie de Vigo. Au moment où on allait y entrer, un corsaire anglais se jeta sur cette prise, qui nous aurait tous enrichis, et s’en empara.