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beaucoup d’intérêts et de préoccupations moins respectables ou moins excusables. Il se forme à la faveur de cet interrègne une multitude d’importances illégitimes et grotesques, une foule de petits despotismes subalternes en quelque sorte, qui deviennent inattaquables, car il n’y a qu’une force, celle du gouvernement, qui pourrait les contenir et les remettre à leur place, ce qu’il ne pourrait faire d’ailleurs sans tomber dans l’arbitraire. Ces abus ne doivent relever que de l’opinion, et ne peuvent trouver leur correctif que dans les manifestations de l’opinion. Tels sont en particulier ceux qui naissent de la liberté des entreprises, et nous sommes fermement convaincus que, sans l’état d’inertie où la presse est trop longtemps restée, il eût été commis dans ces derniers temps bien moins d’erreurs industrielles, et l’on aurait aujourd’hui beaucoup moins de méfaits à réprimer.

C’est dans la sphère de futilité pratique que nous venons de faire toucher au doigt les avantages de la liberté. Nous aurions trop beau jeu si nous invoquions les intérêts intellectuels et littéraires en faveur de la même cause. Nous n’aurions qu’à montrer la somnolence où menacent de s’éteindre devant nous la littérature et l’art, privés de cette émulation vivifiante que leur inspirait la liberté politique. N’y a-t-il pas une sorte de contre-temps ironique à venir revendiquer, au milieu de cet affaissement, les droits de la propriété littéraire ? C’est pourtant cette question qu’agitent des écrivains, des artistes, des économistes et des hommes politiques réunis en ce moment à Bruxelles en un congrès spécial. Les délibérations et les travaux du congrès belge ne nous sont pont encore connus : il paraît néanmoins que l’on est arrivé à une conclusion négative à l’égard de la perpétuité de la propriété littéraire. Cette conclusion nous paraît raisonnable et juste. Nous sommes fâchés de nous trouver en désaccord sur cette question avec un écrivain libéral, avec un jurisconsulte d’un rare mérite, M. Édouard Laboulaye, qui, aidé de la collaboration de son fils, M. Paul Laboulaye, vient de publier de remarquables études sur la Propriété littéraire en France et en Angleterre. M. Paul Laboulaye a joint à la savante dissertation de son père la traduction de trois discours prononcés autrefois à la chambre des communes par M. Sergeant Talfourd, mort il y a peu d’années dans l’exercice de ses fonctions de magistrat. M. Sergeant Talfourd avait pris en Angleterre l’initiative d’un mouvement qui allait jusque la revendication du droit de propriété perpétuelle pour les œuvres littéraires, mais qui s’est contenté d’obtenir pour les auteurs des avantages plus modestes. Talfourd était lui-même un homme de lettres distingué ; il a écrit une tragédie de style antique, Ion ; il a publié une biographie exquise et touchante de Charles Lamb, que nous ferons signalée autrefois aux lecteurs de la Revue ; il appartenait à ce cénacle si délicat et si raffiné qui réunissait dans le modeste appartement de Charles Lamb et de sa sœur l’éloquent Coleridge, le poète Wordsworth, le critique Hazlitt. Avocat et membre de la chambre des communes, Talfourd gardait dans son éloquence quelque chose de cette mysticité élevée et de cette émotion contenue qui distinguaient ses maîtres littéraires. Les trois discours qu’il prononça sur la question du copyright sont de beaux morceaux oratoires, et, en les traduisant, M. Paul Laboulaye a rendu service aux fidèles amateurs que l’éloquence a conservés encore parmi nous. La thèse que soutenait Tal-