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la haine qu’ils ressentent est sans pitié ; telle fut la haine dont César poursuivit Caton. »

On voit quels démentis se donne M. Mommsen, et comme ces démentis rendent bien les fluctuations d’une âme sincère au milieu de la mêlée. Lui, qui accuse Cicéron de n’être qu’un feuilletoniste, c’est-à-dire apparemment l’écho fugitif de l’opinion du jour, on serait presque tenté de l’appeler un journaliste pamphlétaire. Il est certainement (et de là ses défauts comme ses mérites) le témoin passionné du temps qu’il nous raconte. Je crois avoir découvert le secret des contradictions de M. Mommsen, et je le trouve dans les dernières paroles que je viens de traduire. Le plus souvent il juge les événemens et les hommes au point de vue de la sagesse pratique, et le succès de la cause qu’il soutient lui arrache des cris d’enthousiasme ; mais quand par hasard il entre dans le domaine de l’idéal, à la fois si périlleux et si peu accessible à l’homme d’état, la loyauté du fougueux écrivain l’oblige à condamner en deux mots ce qu’il vient de glorifier sans réserve[1].

Une des parties les plus originales de l’œuvre de M. Théodore Mommsen, c’est le tableau du monde oriental aux prises avec le monde romain. J’ai dit que l’ingénieux artiste, pour donner plus de vie à ses personnages en les rapprochant de nous, violait résolument les lois de la couleur locale ; ici, au contraire, il a montré le

  1. Je ne puis m’expliquer autrement la réfutation qu’il fait lui-même de son apologie de César. Au milieu d’éloquens chapitres consacrés à la glorification de son héros, on rencontre subitement une page qui détruit tout ce qu’il vient de dire. César, selon M. Mommsen, n’a pas seulement compris avec génie les nécessités de son époque ; il a travaillé pour l’avenir, pour un avenir illimité, et l’œuvre de ses mains est encore debout au sein de la civilisation moderne. Cette opinion, M. Mommsen la développe, la commente de mille manières. Voilà l’homme pratique, le Romain du VIIe siècle qui voit dans la monarchie de César le seul moyen de salut, et qui exagère par enthousiasme l’expression de sa pensée. Il est forcé pourtant de reconnaître que cette monarchie est un gouvernement absolu, et le sentiment des principes reprend ses droits. Écoutez ce qu’il pense de l’absolutisme : « C’est une loi de la nature que l’organisme le plus simple a infiniment plus de valeur que la machine la plus ingénieuse ; de même aussi toute constitution qui laisse une libre action politique à un certain nombre de citoyens, si défectueuse qu’elle soit d’ailleurs, vaut infiniment plus que l’absolutisme, cet absolutisme fût-il confié au génie le plus humain. » Oubliant alors son enthousiasme de tout à l’heure, il déclare que si l’œuvre de César fut nécessaire et salutaire, ce n’est pas à cause du bien qu’elle faisait, mais parce que, dans la situation des choses, elle était un mal moins grand que les autres solutions possibles. La constitution des états antiques, fondée sur l’esclavage, devait aboutir au despotisme d’une oligarchie, et en face du despotisme d’une oligarchie l’absolutisme d’un César est un bienfait. « Si jamais, s’écrie-t-il, dans la Virginie et l’Ohio, l’aristocratie à esclaves en arrive au point où était sa sœur dans la Rome de Sylla, le césarisme, là aussi, sera légitimé devant l’histoire. Partout ailleurs… » Mais à quoi bon achever la citation ? J’ai voulu seulement indiquer les contradictions de l’historien et en expliquer le secret.