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sentiment le plus vrai de la nature et de la vie asiatique. Ne trouvez-vous pas que ces ennemis de Rome, les Phéniciens d’Annibal, les Numides de Jugurtha, les Parthes de Mithridate, et ces rois à demi grecs, à demi orientaux, que le sénat régenta si longtemps, les Antiochus, les Tigrane, ont tous une couleur romaine dans Polybe et dans Tite-Live ? Les orientalistes modernes nous ont fourni maintes révélations sur ces peuples, et M. Mommsen en a profité avec un rare bonheur. Son Jugurtha est bien un vrai Kabyle. J’admire surtout le portrait qu’il a tracé du sultan Mithridate. Un grand fait que personne, ce me semble, n’avait si bien vu avant M. Mommsen, c’est la formidable réaction de l’Orient contre l’Occident commencée à cette époque. Depuis Marathon et Arbelles, l’Europe dominait l’Asie ; Mithridate relève le monde oriental et l’arrache à l’influence gréco-latine. Mithridate a beau s’entourer de poètes grecs, de philosophes grecs, remplir de femmes grecques les salles de son harem, se porter comme le dernier défenseur de la Grèce contre Rome : ce n’est là qu’un masque. La pensée constante de sa vie, c’est de conduire les nations orientales à l’assaut de l’Occident. Déjà plusieurs des royaumes détruits par Alexandre s’étaient reconstitués ; déjà un roi des Parthes, Mithridate Ier, avait ressuscité l’esprit de la vieille race iranienne, restauré sa religion, rassemblé ses membres dispersés, et fondé ce royaume des Parthes qui devait être longtemps le foyer de la réaction asiatique : ce fut bien autre chose quand le grand agitateur, le sultan de la Mer-Noire et du Caucase, Mithridate VII, eut réuni dans ses mains toutes les forces de l’Asie-Mineure. À partir de cette date, le mouvement qui poussait l’Occident, c’est-à-dire la civilisation et la liberté, vers les contrées de l’Asie, est arrêté pour plus de quinze cents ans. Le flot européen se retire ; le reflux va commencer, reflux terrible, prolongé de siècle en siècle, renouvelé par maints événemens, et qui amènera un jour les fils de l’Orient dans l’Alhambra de Grenade et dans Sainte-Sophie de Constantinople. Ces rapprochemens, ces vues hardies et lumineuses, M. Mommsen les prouve par maints exemples. Il faut signaler comme un chef-d’œuvre le récit de l’expédition et de la mort de Crassus. Les Romains et les Bédouins, les consuls et les vizirs sont mis en face les uns des autres avec une verve de pinceau qui révèle un grand artiste. Le sultan des Parthes, Orodez, mariait son fils avec la sœur du roi d’Arménie, quand un messager arriva, portant la tête de Crassus et annonçant la grande nouvelle : quarante mille Romains avaient été massacrés par le vizir du sultan. Or une troupe de ces comédiens grecs qui parcouraient alors l’Asie-Mineure donnait des représentations à la cour d’Orodez ; ils devaient jouer ce soir-là les Bacchantes d’Euripide. Au moment où la