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gnai à reculons de l’obstacle contre lequel, sans cette manœuvre, j’aurais été infailliblement me briser. Mon beaupré même effleura légèrement les haubans du vaisseau. J’étais vivement contrarié d’un incident qui me privait au début de la campagne d’une de mes ancres et d’une partie de mes câbles. En passant à poupe de l’amiral, je lui rendis compte de l’événement qui m’avait retardé. L’amiral avait tout vu déjà. C’était un homme de mer consommé, rien ne lui échappait des moindres mouvemens de son escadre. Loin de me blâmer, il eut la bonté de me féliciter de la manœuvre par laquelle je m’étais tiré d’une position aussi difficile. Dès ce jour, mon cœur lui fut acquis. Je sentis que je venais de rencontrer un homme digne de commander à des officiers et à des marins français.

Quelques jours plus tard, nous étions à la hauteur des îles Canaries ; je reçus l’ordre de chasser en avant et de signaler la terre aussitôt que j’en aurais connaissance. Je la découvris en effet quelques heures après m’être séparé de l’escadre. Je revenais vers l’amiral, portant en tête de mât le signal indicateur de la mission dont j’étais chargé. L’escadre marchait alors formée sur deux colonnes. Le vaisseau qui conduisait la seconde colonne, par un caprice dont je ne puis comprendre le motif, voulut me disputer le passage. Heureusement, certain que je pouvais passer devant lui sans le gêner, je continuai ma route, et l’amiral, qui avait remarqué la manœuvre du vaisseau, l’improuva en m’adressant, le signal de satisfaction. De pareils signaux sont flatteurs pour un capitaine, mais ils rendent souvent ses relations assez délicates avec ses camarades. Il vaut mieux, assure-t-on, faire envie que pitié : je le crois volontiers ; seulement il me parut alors que, dans une escadre, le premier de ces sentimens était beaucoup plus facile à éveiller que l’autre. Je ne tardai pas à m’apercevoir que cette présomption était juste.

Aux approches de l’île de Saint-Domingue, des grains de pluie et de vent vinrent gonfler la mer, et ne permirent plus de naviguer qu’avec des ris pris aux huniers. J’eus encore cette fois la mission d’aller reconnaître la terre. Avant la nuit, j’avais aperçu l’extrémité orientale de Saint-Domingue, les terres basses de l’île Saona et le cap Engaño, remarquable par sa grande élévation. Je pris de bons relèvemens de ces deux points, et, certain désormais de notre position, je me hâtai de venir en rendre compte à l’amiral. Le chef de file de la seconde colonne ne se montra pas plus disposé cette fois que la première à me faciliter l’accomplissement des ordres de l’amiral. Il me héla d’une voix de stentor qu’il espérait bien que je n’entreprendrais pas de lui passer au vent. Je lui répondis que j’étais porteur d’ordre, position exceptionnelle devant laquelle toute autre en escadre doit s’effacer, et que je me croyais dans l’obligation, quoi qu’il pût advenir, de continuer ma bordée. Pendant ce