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pourparler, j’avais déjà dépassé le vaisseau qui prétendait me barrer la route, et je me dirigeais en toute hâte vers l’amiral, qui m’attendait avec impatience. Dès que j’eus fait connaître à ce dernier notre position. Il donna l’ordre à l’escadre de serrer le vent, ne voulant pas sans doute être vu de la côte avant que toute l’armée ne fût réunie au point de rendez-vous. Ce point, il faut en convenir, n’était pas heureusement choisi. Au vent de l’île de Saint-Domingue, le temps est rarement beau ; on y trouve une mer dure, des orages fréquens, et tout ce qui peut rendre la navigation difficile et pénible. Pendant le peu de jours que nous avons passés en croisière dans ces parages, nos bâtimens ont plus souffert que durant tout le cours de notre longue traversée.

Il m’avait été prescrit de me tenir au vent de l’escadre, à trois ou quatre lieues de distance, afin d’indiquer à la flotte franco-espagnole, partie de Brest sous le commandement des amiraux Villaret-Joyeuse et Gravina, le lieu précis où l’attendaient nos vaisseaux. Le premier bâtiment que j’aperçus était le vaisseau le Mont-Blanc, qui éclairait la marche de cette flotte. Je le conduisis, malgré l’obscurité de la nuit, jusqu’au vaisseau que montait l’amiral Latouche. Au jour, plusieurs vaisseaux espagnols étaient en vue ; le soir, toute la flotte nous avait rejoints. Nous fîmes route aussitôt pour la rade du Cap, située à l’extrémité opposée de l’île. Les vaisseaux naviguaient en route libre, seul moyen d’éviter les lenteurs qu’entraîne toujours la formation d’un ordre régulier. Le vent était frais, nous avions un grand sillage, lorsqu’au milieu de la nuit je m’aperçus, en consultant la carte, que nous nous dirigions vers un banc à fleur d’eau nommé la Caye-d’Argent. Nous ne devions pas être à plus d’un mille ou deux des récifs. Je fis immédiatement le signal que la route était dangereuse à tenir, et en même temps je changeai de route le premier. Ce signal fut aussitôt répété à coups de canon par le vaisseau de l’amiral Latouche, qui s’empressa d’imiter la manœuvre de la Mignonne ; mais tous les bâtimens de la flotte ne furent pas aussi prompts à prendre un parti. Il y eut un instant de confusion et de désordre impossible à décrire : les uns avaient viré de bord, les autres suivaient encore leur première direction. Ce ne fut que par le plus heureux des hasards qu’il n’y eut point d’abordage entre tous ces bâtimens. Je fus d’abord rencontré, sous les nouvelles amures auxquelles je m’étais rangé, par la frégate l’Uranie, qui passa si près de nous que son bout-dehors de foc déchira notre brigantine. J’avais à peine évité ce danger, qu’il s’en présenta un bien plus redoutable : le vaisseau l’Aigle, sous toutes voiles, gouvernait de manière à nous couper en deux. J’avais cependant fait hisser à l’arrière et à l’avant de la frégate des fanaux qui indiquaient clairement notre position ; mais ce vaisseau était le chef de file que j’avais doublé