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je vomissais le sang. Les médecins trouvèrent mon état des plus alarmans : ils décidèrent que je devais être immédiatement transporté à terre, où l’on m’avait déjà fait préparer une chambre. Une copieuse saignée au pied que l’on rouvrit le lendemain et les soins attentifs d’une femme du pays me rendirent à la vie. Au bout de trois mois, on ne me considérait pas encore comme tout à fait hors de danger. L’épidémie prenait indifféremment ses victimes parmi les marins et parmi les soldats. Il devint indispensable de réorganiser les équipages en opérant de larges réductions dans l’effectif de chaque bâtiment. La Mignonne ne devait plus avoir que cent quarante hommes, officiers compris, au lieu de deux cent soixante-quinze. Tous les autres bâtimens de la station subirent des réductions analogues. Afin de réparer nos pertes, on fit, comme en Angleterre, la presse sur les navires de commerce. On prit à ces bâtimens un homme sur six ; cette ressource fut insuffisante ; elle ne compensait même pas les pertes journalières.

Tout ce qui se passait alors dans la colonie présageait un avenir effrayant. Le général Leclerc, qui était d’une constitution peu robuste, n’avait pu résister à l’excès de ses travaux : il venait de mourir presque subitement. Sa perte fut cruellement sentie par tous les honnêtes gens, quoi qu’en aient pu dire ses détracteurs. Le général Leclerc était un homme de bien et de mérite. Sa bravoure, sa probité, son aptitude aux affaires eussent sauvé la colonie, s’il eût été mieux secondé, si ses ordres eussent été plus loyalement exécutés. L’armée, privée de son chef, s’épuisait par des pertes continuelles. Les nouvelles troupes qui arrivaient de France résistaient à peine quelques jours à la maligne influence du climat. Le désordre était dans les esprits et dans l’administration. La cupidité des uns, l’orgueil ou la faiblesse des autres devaient fatalement amener un soulèvement général. On le sentit et on crut prévenir la révolte en organisant la terreur. Les troupes noires furent désarmées ; on fusilla leurs chefs ; on fit enlever Toussaint Louverture, que l’on accusa de conspirer, et l’on n’excepta pas même de la proscription les mulâtres qui, contraints d’émigrer, étaient revenus dans l’île avec nous. Sur tous les marchés se dressèrent des potences, sur tous les points de la colonie se multiplièrent les supplices. Pendant que des actes d’oppression inqualifiables détachaient de notre cause le peu de partisans qui lui étaient restés fidèles, les nègres s’organisaient partout. Les Anglais et les Américains, malgré la surveillance de nos bâtimens légers, leur fournissaient des armes et des munitions. Les insulaires de la classe inférieure, connus dans les colonies sous le nom de petits blancs, trahissaient par cupidité la cause à laquelle la couleur aurait dû les rattacher. Les communications avec l’intérieur ne tardèrent pas à être interceptées. Il fallut