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se réfugier dans les villes, d’où on ne pouvait plus sortir sans être exposé à l’impitoyable férocité des nègres.

L’amiral Latouche, dont les courageux avis n’avaient pas été écoutés, et qui voulait que l’on ne conservât à Saint-Domingue que des « chefs de bataillon ayant leur fortune militaire à faire, » avait renvoyé le Foudroyant en France et arboré son pavillon sur la Mignonne, Très mécontent de la tournure que prenaient les affaires, il s’était retiré au môle Saint-Nicolas, le port le plus salubre de l’île, situé en face de l’extrémité orientale de Cuba, dont une quinzaine de lieues le sépare. De là nous assistions en spectateurs impuissans, mais non indifférens, à la décadence de notre colonie. Le patriotisme de l’amiral Latouche ne put se résigner longtemps à ce rôle passif. Il jugea que la gravité des circonstances réclamait sa présence auprès du capitaine-général. Nous mîmes sous voiles, et bien que les vents fussent contraires, le cinquième jour nous laissions tomber l’ancre devant la ville du Cap. L’aspect de cette rade, que j’avais laissée si animée il y avait peu de mois, présentait alors quelque chose de lugubre. Les bâtimens de guerre comme les bâtimens de commerce avaient disparu. Déjà on parlait d’abandonner cette île funeste, d’embarquer l’armée et de la ramener en France. L’arrivée de nouveaux renforts, et, je crois aussi, l’influence de l’amiral Latouche firent abandonner ce honteux projet.

L’insurrection cependant prenait des proportions immenses. Le nombre des ennemis qui cernaient la ville du Cap augmentait chaque jour. Le général mulâtre Pétion commandait une de nos divisions. Les offres les plus séduisantes n’avaient pu le détacher de ses devoirs envers la France. Après des succès inespérés, il avait enfin été contraint de battre en retraite devant des forces très supérieures. À sa rentrée au Cap, un sabre d’honneur lui avait été décerné en récompense de sa belle conduite. L’envie trouva cependant le moyen de le rendre suspect. On forma le projet de l’arrêter ; mais cette résolution ne fut pas tenue tellement secrète, que Pétion n’en pût être averti. Il sortit à la dérobée de la ville, passa à l’ennemi et courut se joindre au mulâtre Clairvaux, envers lequel on avait eu des torts à peu près semblables. La nuit même de l’évasion de Pétion, plus de quinze mille nègres attaquèrent les avant-postes du Cap, forcèrent les premières lignes, et ne furent repoussés qu’après les plus grands efforts. En présence de cette formidable insurrection, le général Rochambeau, qui avait succédé au général Leclerc, commit la faute de transporter le siège du gouvernement de la ville du Cap dans celle de Port-au-Prince : c’était abandonner le nord de l’île aux entreprises de l’ennemi. Bientôt la population noire tout entière, les mulâtres eux-mêmes, malgré l’antipathie profonde qui les séparait