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Le séjour de ces deux vaisseaux dans le port du Petit-Goave fut trop court. Leur départ rendit la confiance aux insurgés, que nous vîmes revenir plus entreprenans que jamais. Ce qui ajouta encore à l’audace de l’ennemi, ce fut l’ordre funeste que je reçus de prendre à bord de ma frégate une compagnie de la garnison du Petit-Goave pour la transporter à Miragoane. Cette ville, éloignée de quelques lieues du Petit-Goave, est bien loin d’en avoir l’importance, et ne méritait pas qu’on diminuât pour elle les moyens de défense d’un des points les plus sérieusement menacés de la colonie. Je débarquai mes passagers sous voiles, car devant Miragoane de nombreux hauts-fonds bordent la côte, et la violence du vent n’eût point permis d’y tenir au mouillage. Quarante-huit heures après, j’avais repris mon poste dans le port du Petit-Goave. À l’instant même où j’arrivais, un côtre de l’état partait pour le Port-au-Prince, ayant un nègre pendu à chaque bout de vergue. L’équipage, presqu’entièrement composé de noirs, avait voulu se révolter, et le capitaine s’en était vengé par cette justice sommaire.

Ainsi la trahison nous environnait de toutes parts. Les hommes de couleur nous restèrent plus longtemps fidèles que les noirs. Le moment arriva enfin où il fallut se résoudre à ne plus compter sur eux. C’étaient là cependant les soldats qui formaient la majeure partie de nos garnisons, car c’étaient les seuls que la fièvre jaune épargnât. Dans la citadelle du Petit-Goave notamment, ils étaient de beaucoup les plus nombreux. Le commandant, mulâtre aussi, mais fidèle, eut la bizarre idée de passer une inspection de sa troupe sur l’esplanade, c’est-à-dire en dehors de la citadelle. On lui avait persuadé, m’assura-t-il depuis, que ce déploiement de ses forces répandrait la terreur parmi les insurgés. Les soldats blancs, suivant l’ordre habituel de bataille, prirent la tête de la troupe ; mais à peine étaient-ils sortis des murs, que les soldats noirs et mulâtres fermèrent les portes derrière eux, coururent aux batteries dont les canons étaient chargés à mitraille et y mirent le feu. La confusion inséparable d’un pareil événement ne permit pas à nos soldats de faire la moindre résistance : ils se précipitèrent pêle-mêle avec les habitans vers la mer, pendant que les insurgés descendus des hauteurs se jetaient dans la ville.

Il était à peu près quatre heures du soir, lorsque j’entendis des cris tumultueux suivis de coups de canon partant de la citadelle. J’envoyai aussitôt toutes mes embarcations recueillir les malheureux qui s’étaient avancés dans l’eau jusqu’à la ceinture et sur lesquels les noirs dirigeaient une vive fusillade. Les lamentations des femmes, les pleurs des enfans, les gémissemens de tous ceux qui étaient encore incertains du sort de leur famille, nous navraient de douleur. Il fallait cependant faire trêve à nos sentimens de pitié