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ce ne fût pas une position stratégique de premier ordre. L’amiral Latouche m’entretint d’une expédition que l’on désirait faire pour en reprendre possession. Il supposait qu’avec cent soldats il serait possible de s’en emparer. Il ne connaissait pas les localités et les difficultés de cette entreprise. Aussi fut-il fort étonné lorsque je lui annonçai que mille hommes suffiraient à peine. Je lui remis, à ce sujet, un rapport très détaillé dans lequel j’exprimais des doutes sur la convenance d’une pareille expédition tentée avec des moyens aussi bornés que les nôtres ; mais la résolution des autorités militaires était déjà prise. Le commandement des troupes fut confié au colonel Nétervood, premier aide de camp du général en chef, et neuf cents hommes d’élite furent embarqués sur un vaisseau de soixante-quatorze et sur la frégate la Mignonne. À ces troupes, qui formaient la garde même du général et la principale force de la garnison de Port-au-Prince, on adjoignit une foule de volontaires créoles qui s’offrirent pour prendre part à l’expédition. On embarqua aussi, — je rougis de le dire, — sur deux goélettes qui nous furent adjointes, deux divisions de chiens achetées à grands frais à la Havane. Ces chiens étaient, assurait-on, de la race employée jadis par les conquérans espagnols pour suivre les Indiens à la piste. Chaque division se composait de soixante-quinze chiens, que l’on nourrissait avec de la chair de nègres, et qu’on rendait plus voraces encore en les affamant. C’est avec ces horribles auxiliaires que nous partîmes du Port-au-Prince. Le surlendemain, à la pointe du jour, nous donnions dans le havre du Petit-Goave. Nous y avions à peine laissé tomber l’ancre, que les insurgés mirent le feu à la ville ; ils avaient déjà évacué la citadelle, après en avoir transporté l’artillerie et toutes les munitions au Fort-Liberté. Un conseil fut assemblé à bord du vaisseau.

Le long séjour que j’avais fait au Petit-Goave devait donner quelque poids à mon opinion. Je me crus donc obligé de l’exprimer sans réserve. Suivant moi, l’ennemi, dans la position qu’il occupait, était inexpugnable. L’y attaquer était une témérité insigne, et une témérité sans but, puisque la ville venait d’être réduite en cendres. Il valait cent fois mieux repartir immédiatement pour le Port-au-Prince, qu’on avait imprudemment dégarni de ses meilleures troupes. Mes objections furent écoutées avec une grande défaveur : on ne voulait pas se retirer sans avoir combattu. Les créoles surtout taxaient mes conseils de timidité excessive ; ils prétendaient mieux connaître que moi les abords du Fort-Liberté, et indiquaient des sentiers qu’il serait aisé de gravir. Aucune de mes objections à ce fatal projet ne fut écoutée. On ne me demanda plus que de fixer le point du débarquement : je promis d’en choisir un à portée de pistolet de la frégate, et où les troupes seraient complètement à l’abri du feu