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entretenu de la nécessité d’une semblable mission ; il joignit à des instructions très détaillées une lettre pour le premier consul, qu’il me remit sous cachet volant. Cette lettre, qui devait me servir d’introduction auprès du chef de l’état, était conçue dans des termes très flatteurs pour moi. L’amiral disait au premier consul : « Ce jeune officier, qui a fait toute la guerre de Saint-Domingue avec autant de zèle que de dévouement, n’a rien à demander. Il vient tout récemment d’obtenir le grade de capitaine de vaisseau. Veuillez le questionner, et ayez une entière confiance dans ses réponses. Personne mieux que lui ne peut vous donner des renseignemens exacts sur tout ce qui s’est passé dans la colonie. »

La tâche délicate qui m’était confiée allait m’obliger à des révélations fâcheuses. J’aurais à retracer les déplorables conséquences du système sauvage qu’on avait adopté à Saint-Domingue ; je ne pourrais dissimuler ni les cruautés inutiles qui avaient exaspéré la population ni la fatale tolérance qui avait encouragé les plus odieux excès. Le passé appelait sans doute de justes reproches, mais le présent était plus triste et plus déplorable encore. Le désordre était à son comble. On s’étourdissait sur l’avenir en se livrant à des plaisirs qui étaient une insulte à la misère publique, et pendant ce temps les révoltés venaient égorger les habitans aux portes de la ville. La confiance de l’amiral Latouche me préparait ainsi de nombreuses et puissantes inimitiés ; mais la pénible mission dont il m’avait investi, et que j’aurais remplie sans passion comme sans faiblesse, devait m’être épargnée. Le sort me réservait une épreuve bien autrement pénible, la plus poignante qu’un homme de cœur puisse subir.


III

Nous étions à la veille de notre départ, lorsque deux corvettes chargées de troupes arrivèrent au Port-au-Prince. Ces bâtimens avaient fait une courte traversée, et les nouvelles qu’ils apportaient d’Europe étaient satisfaisantes. Tout donnait à penser que la paix serait maintenue. Sur ces indices, l’amiral m’ordonna de déposer à terre l’artillerie des gaillards de ma frégate, six canons de la batterie et presque toutes nos munitions de guerre. Je ne conservai à bord que huit cents livres de poudre pour faire des signaux en cas de besoin. Les hommes valides de mon équipage furent débarqués et remplacés par un nombre égal de convalescens. Malgré ma vénération profonde pour l’amiral, je réclamai vivement contre une mesure qui mettait ma frégate hors d’état de réprimer une insulte. L’amiral me répondit que nous étions en paix avec toutes les puissances maritimes, qu’il y avait d’ailleurs nécessité de mettre la ville