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autant que possible, même pour l’homme, aux mouvemens instinctifs de l’être dégagé par ses habitudes de tout calcul et de toute feinte. Ce privilège semble être acquis dans notre société à cette classe qui touche directement à la terre par sa naissance, ses besoins, son travail, son amour, en un mot, par sa vie tout entière, — le paysan. Le XIXe siècle doit à Rousseau, quoique sous l’influence d’un faux principe, de s’être adonné sérieusement à l’étude difficile de faits qui trompent d’abord par une absence apparente de toute complication. La nature n’a jamais été comprise et reproduite, sinon avec plus de bonheur, du moins avec plus de soin et de bon vouloir que de nos jours. Ajoutons qu’elle forme comme une espèce de gangue qu’on ne saurait épuiser. C’est à nous maintenant d’examiner si les nouvelles œuvres qui s’en inspirent remplissent les conditions de composition et de style nécessaires même à la simplicité.

Le Martyr des Chaumelles[1] est une histoire puisée, l’auteur nous en avertit d’abord, dans la pure réalité. « J’ai voulu, dit-il, raconter simplement et naïvement ce que j’ai vu. » Ce qu’a vu M. Louis Goudall, ce qu’il étudie avec le plus de complaisance, c’est moins l’état naturel et absolu du paysan que sa condition sociale et civile. Un vieux laboureur en mariant sa fille lui a laissé, ainsi qu’à son gendre, la jouissance complète de tous ses biens. C’est un usage presque général à la campagne, que le père infirme et incapable de travailler abandonne à ses enfans ses titres de propriété. Sur cette simple exposition, le reste se devine trop vite pour l’intérêt du roman. On voit dès les premières pages que le père Ambroise, ne pouvant se défendre contre les méchancetés de son gendre et de sa fille, n’osant, par amour paternel, formuler des plaintes qui les compromettraient gravement, subit presque sans murmurer les mauvais traitemens dont on l’accable, et se laisse, dans un coin de la ferme, abandonné sur un mauvais grabat, mourir de douleur et presque de faim. De tels faits, surtout considérés dans le roman, portent avec soi une éloquence qui n’a pas besoin de commentaires, ni surtout de considérations empruntées au Corpus juris civilis. Le roman peut être écrit au service de certaines idées, mais il ne peut devenir un plaidoyer direct. Tel n’est pas l’avis de M. Goudall, qui cherche comment la loi pourrait a remédier à ces immolations aveugles du sentiment paternel et aviser aux moyens d’en prévenir les effroyables effets. » Il cite même l’article du code civil qui établit que les donations en faveur du mariage ne sont pas révocables pour cause d’ingratitude, et il essaie de le modifier à sa manière. Tout en rendant justice à d’aussi bonnes intentions, il faut avouer que ces préoccupations appartiennent plus au philanthrope et au juriste qu’au romancier. Nous insistons à dessein sur ce qui, à notre avis, constitue le défaut saillant du livre, parce que de pareilles digressions nous semblent à la fois, au point de vue purement littéraire, fausses et dangereuses. L’étude des transformations morales, voilà le domaine de l’écrivain, voilà le terrain qu’il ne peut abandonner sans amoindrir ses droits, sans empiéter en même temps sur ce qui ne lui appartient plus, sur ce qui est réservé à l’économiste et au moraliste pratique. M. Goudall nous semble, dans le Martyr

  1. l vol. in-12, L. Hachette et Co.