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Ce premier acte, ou plutôt ce prologue, aurait dû former le dénoûment de la pièce. Claude, se rendant ainsi, sur de simples remontrances, sans avoir souffert, sans avoir lutté, mérite évidemment d’être un bourgeois. Dès lors il n’intéresse plus, il n’est plus sympathique. Il l’est d’autant moins qu’au second acte nous le retrouvons, après dix-huit ans d’épicerie, frais, riche, bien portant, prospère. Que nous veulent alors ses jérémiades d’artiste et de poète incompris ? Eh ! monsieur Champin, vous avez prouvé que votre talent, c’était d’être maçon. — Cependant René, son ancien compagnon de mansarde, arrivé maintenant à la gloire, aime la fille de Claude, que sa mère, en prévoyante femme de ménage, songe à marier à son premier commis. Voyez maintenant l’imbécillité de ce caractère : Claude confesse sa fille, devine son secret, et la laisse marier à M. Eustache ; puis, pour se justifier à ses propres yeux, ne songeant plus que s’il y a quelqu’un de sacrifié en cette affaire, c’est sa fille et non pas lui, il fait à sa femme les reproches les plus violens et les plus amers, les plus injustes aussi. — Quoi ! pourrait-elle dire, avez-vous cru en m’épousant choisir la Muse pour compagne de votre vie ? Ne saviez-vous pas que de votre oncle vous preniez en même temps la fille et la boutique ? Ah ! cessez vos récriminations ; sans moi, toute votre maison serait allée à la faillite. Vous dites qu’il n’y a pas de milieu entre l’art et l’épicerie, c’est possible ; en attendant, vous n’êtes ni artiste, ni épicier. — Heureusement le garçon de magasin, Eustache, qui paraît de tout ce monde avoir le plus de cœur et de raison, renonce à épouser la fille de Claude ; délivré de ses embarras intérieurs, celui-ci court à son piano, mais l’inspiration qu’il a abandonnée ne viendra plus le caresser, ne l’emportera plus sur ses ailes. Il s’agit bien aujourd’hui de Palestrina et de Pergolèse ! Hélas ! l’infortuné ne comprend même plus les folles chansons de sa jeunesse. Il est devenu impuissant ! — Non, il ne l’est pas devenu, il l’a toujours été, et toute sa vie le prouve, car ce n’est pas un véritable artiste celui que l’absence de l’art ne tue pas ; ce n’est pas un véritable poète celui qui étouffe sa muse et qui prétend ensuite la galvaniser.

Telle est cette pièce, écrite évidemment pour un certain public qu’émeuvent toujours les folles déclamations contre ce que la vie a de sérieux et de logique, même au point de vue de l’art, dont la mesure, le calcul et l’horreur de toute emphase sont cependant les indispensables aides. Elle doit uniquement à ce parti pris et à de gais intermèdes l’espèce de succès qu’elle a obtenu. Elle intéresse surtout la critique en ce qu’elle est le calque fidèle des préjugés d’une jeunesse soi-disant libérale, ennemie d’un travail lent et régulier, ignorant la distance qui sépare la conception de la forme et la comblant par des productions d’une fantaisie douteuse. Pour elle, la bohème est le chemin obligé de la réputation. Le Marchand malgré lui n’offre point parmi ses personnages un caractère véritablement composé. Ses bourgeois, comme ses artistes, ne sont que des mannequins. Malgré certaines tirades écrites avec l’emportement, l’audace et quelquefois le bonheur du premier jet, les vers sont empreints, tantôt d’un réalisme choquant, tantôt d’une poésie vague et banale ; les chansons d’oiseaux, par exemple, reviennent en plus de dix endroits. Ce manque de style est ce qu’il faut le plus regretter ; il empêchera toujours, que les jeunes écrivains en soient convaincus, de prendre