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thies bien connues pour les contrebandiers, la partie campagnarde de l’auditoire manifesta sa satisfaction par d’aussi bruyans qu’interminables éclats de rire. Ferréol était battu : il essaya de prendre sa revanche sur un autre terrain.

— Ah ça! dit-il, puisque nous sommes si poltrons, pourquoi ne sortez-vous jamais qu’armés jusqu’aux dents, et toujours au moins deux ensemble, comme la mercandiêre[1] et son âne?

— Parce que vous ne sortez, vous autres, répondit Fine-Oreille, que par troupes, comme les corbeaux.

— Moi, dit Ferréol, je vais presque toujours seul, et jamais un de vous n’a osé se montrer sur mon chemin.

— Excepté la nuit où nous t’avons fait faire le grand saut à Chapelle-des-Bois, répondit un des douaniers. Six pieds d’un rocher à l’autre, avec l’abîme entre les deux, excusez du peu! Diras-tu que tu n’as pas eu peur cette fois-là?

— Toi qui es si brave, riposta Ferréol, pourquoi n’as-tu pas sauté après moi? Tu m’aurais peut-être pris; mais tu as eu peur pour l’enfant de ta mère, n’est-il pas vrai, mon garçon?

Malgré la brutalité de ce langage, tout cela était dit sans colère. On riait de part et d’autre. Il n’y a pas plus de vingt ans, les bouteilles eussent volé aux visages dès le premier mot un peu vif. C’est qu’alors les situations étaient bien différentes : les contrebandiers ne marchaient qu’armés, eux aussi, et toujours par grandes troupes. Des rencontres ou plutôt de véritables combats s’engageaient fort souvent; il y avait, comme on dit dans les pays de vendette, du sang entre les deux partis. Depuis quelques années, ces mœurs sauvages ont à peu près disparu. Dans la plupart des cas, le contrebandier débretèle à l’approche de son ennemi et cherche à fuir; il ne se défend plus. Aussi peut-il se trouver face à face avec lui au cabaret, le plaisanter même grossièrement et subir ses railleries à son tour sans risque aucun de collision.

— Tu viens de mal parler des corbeaux, Fine-Oreille, reprit un des douaniers. Si ces pauvres bêtes ne voyagent que par troupes, elles n’ont au moins pas peur de se montrer de jour, tandis qu’eux, ils ne se mettent en route que la nuit, comme les chats-huans.

— Sans compter qu’ils n’ont déjà pas si tort, répondit Fine-Oreille; ne vois-tu pas que c’est pour ne pas épouvanter les gens?

— Que nous allions de jour ou de nuit, répliqua la Fouine, qu’est-ce que cela peut vous faire ? Les rats aussi sortent la nuit, et cependant les chats les prennent; mais vous, vous ne prenez rien du tout.

— Toujours quelques ballots par-ci par-là, dit Fine-Oreille; mais

  1. Marchande ambulante.