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sais mon affaire avec les gabelous; puisque tu veux te faire contrebandier, comment t’y prendrais-tu à ma place? dis-moi un peu ça.

— Est-ce que je sais, moi? répondit l’enfant. Je ferais comme à ce jeu que tu nous as appris à Gilois, tu te rappelles bien? Il y en a un qui se fait courir après, et pendant ce temps-là tous les autres passent.

Un mouvement de dépit échappa à Ferréol. Son plan était précisément de faire passer un riche convoi à une lieue ou deux de Mouthe, pendant que les douaniers seraient à leurs embuscades autour du village, et ce n’était même que comme moyen de diversion qu’il avait jeté aux douaniers son défi, en apparence si téméraire. Pris lui-même par eux, il en serait quitte pour une légère amende, bien compensée par le succès presque assuré de son autre entreprise. L’affaire était donc des meilleures; malheureusement Tony venait, sans le vouloir, d’en faire connaître les bases, et cela à l’espionne même des douaniers. Sans se décourager cependant, Ferréol essaya de faire prendre le change à la vieille femme.

— Tu aurais bien raison sans un petit malheur, dit-il : croirais-tu que les magasins sont absolument vides en Suisse? Rien chez Olivier, rien chez Blondeau, ni chez les autres assureurs[1]; les contrebandiers des Rousses ont tout enlevé avant-hier. La Fouine est revenu ce matin du val de Joux; on n’a pu lui offrir que de l’horlogerie, il a préféré s’en retourner à vide. C’est qu’aussi le gouvernement a mis trop bas les tarifs d’horlogerie; avec leurs montres, il n’y a pas seulement de quoi gagner la toile de ses chaussons. Si j’avais une semaine devant moi, Blondeau ferait venir des marchandises de Genève; mais, d’ici à deux jours, impossible de réunir le moindre chargement. Je ne sais même pas avec quoi je pourrai faire mon ballot. Entre nous, je me suis lancé là dans une mauvaise affaire : Fine-Oreille est malin, j’aurai bien de la peine à passer; mais le vin est tiré, il faut le boire. Tiens, voici comme je compte m’y prendre. Il y a plusieurs sentiers qui descendent sur Mouthe; je prends celui des Petites-Loges ou celui de la Rillette : ce sont les meilleurs de tous et les plus en vue, les gabelous ne soupçonneront jamais que je puisse choisir ceux-là; mais, tu entends bien, pas un mot de tout ceci, bouche cousue. Les gabelous te feront peut-être questionner; chante-leur la chanson : La gesse[2] est un oiseau bavard. Défie-toi surtout d’une vieille mouche qu’on appelle la mère Piroulaz. Voilà que l’orage est passé. Allons, petit: nous avons encore près de deux heures de chemin.

  1. L’assureur est celui qui se charge, moyennant un droit de commission, de faire passer de Suisse en France des marchandises par voie de contrebande.
  2. Gesse, pie; en italien, gazza.