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Voilà comment se recrute la contrebande dans nos montagnes ; je n’ai plus qu’à en indiquer l’état actuel. Les contrebandiers d’aujourd’hui peuvent se diviser en trois classes : d’abord ceux qui font la bricote ou les bricotiers ; on appelle de ce nom des individus, vieillards, femmes et enfans, qui, comme la vieille Piroulaz, vont acheter en Suisse, par petites quantités, du sucre, du café ou de la poudre de chasse pour les vendre en-deçà de la frontière. Le bricotier voyage seul d’ordinaire ; pris par les douaniers, il en est quitte pour la perte de sa charge, qui est confisquée, et au pis aller pour deux ou trois jours de prison. Cette contrebande est désignée en style administratif sous le nom de contrebande de filtration ou de pacotille. Viennent ensuite les porte-ballots ou contrebandiers d’étoffes, tels que Ferréol et sa bande. La fraude sur les étoffes et en particulier sur les cachemires a pris depuis quelques années un développement considérable. C’est la plus lucrative pour les porteurs, mais tous n’y sont pas admis. Chaque ballot représentant une valeur assez élevée, on comprend que les assureurs ne les confient qu’aux contrebandiers les plus habiles et surtout les plus sûrs. Avantageusement payés, les porte-ballots ne se laissent point arrêter par l’hiver ; des cercles de bois nommés raquettes, qu’ils s’attachent sous les pieds, leur permettent de marcher sur la neige sans y enfoncer, et ils ne craignent point de traverser de la sorte la montagne. Ferréol excellait à voyager ainsi. On a vu des femmes dans leurs rangs ; celle qu’on nommait la grande Célestine a été longtemps chef de bande à Morteau. La peine ordinaire contre les porteurs d’étoffes varie de trois à six mois de prison, sans compter une forte amende et la confiscation des ballots. Les tribunaux traitaient avec la même sévérité la contrebande sur l’horlogerie ; mais déjà, par l’effet de la réduction des tarifs, ce genre de fraude n’existe plus depuis quelques années. La troisième classe des contrebandiers jurassiens est celle des tabatiers ou carotiers, dénominations qu’il n’est pas besoin d’expliquer. Les carotiers voyagent presque toujours par grandes troupes. C’est la pire espèce de tous, car elle ne se compose que d’individus qui, faute d’inspirer assez de confiance aux assureurs, n’ont pu être admis dans la catégorie précédente. L’ivrognerie et la débauche sont leurs moindres vices ; le vol leur est aussi familier que la fraude, et les incendiaires ne sont pas rares parmi eux. Puissent-ils tous bientôt, tabatiers, bricotiers et autres, disparaître du sein de nos populations de la frontière ! La morale publique y gagnera encore plus que les caisses de l’état.

Charles Toubin.