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ce que les sciences naturelles nous apprennent est confirmé par l’histoire. Tous les phénomènes économiques qui se rattachent à la population, à l’alimentation, à la distribution des valeurs produites par le travail ont rigoureusement suivi dans le monde les lois que la connaissance de la géographie physique aurait pu leur imposer par une prévision inductive, et M. Buckle va jusqu’à soutenir qu’un physicien aurait pu conclure de la connaissance des phénomènes naturels qui caractérisent l’Inde la constitution de la société hindoue et l’inégalité des castes. Bien plus, le monde extérieur va jusqu’à modifier l’esprit humain, en commençant par l’imagination. Quoique l’imagination et la raison dussent marcher de conserve et s’entr’aider en marchant, l’une précède l’autre dans son développement chez les nations comme chez les individus. Le progrès social diminue peu à peu cette inégalité, et la civilisation tend à y mettre un terme. Que ce terme une fois atteint puisse être dépassé et que la raison puisse à une certaine époque éteindre l’imagination, c’est une question intéressante, mais insoluble, parce qu’elle est prématurée. La raison est loin encore du pouvoir absolu, et l’imagination ne garde que trop d’empire, témoins les superstitions qui dominent encore le vulgaire, et chez les classes éclairées ce poétique respect pour le passé qui tient encore dans la contrainte toute originalité d’esprit. Tout ce qui efi"raie, tout ce qui étonne, tout ce qui fait naître une idée de vague, d’illimité, d’insaisissable, s’empare de l’imagination et lui subordonne les autres facultés. Aussi, partout où la nature produit de tels effets sur une grande échelle, l’homme, frappé du sentiment excessif de son infériorité, abdique-t-il volontairement le droit d’examiner ce qui le trouble et l’émeut. En présence des tremblemens de terre ou d’autres cataclysmes, il se forme dans les esprits des associations d’idées qui résistent aux leçons de l’expérience, et retardent l’essor des sciences d’observation. Par toute la terre, et même dans l’Europe civilisée, vous verrez que les régions tropicales ou les moins éloignées des tropiques sont celles où la raison demeure le plus longtemps soumise au joug de l’imagination, et c’est là que se maintient avec opiniâtreté l’empire de ces pouvoirs qui ont tout à perdre au remplacement des illusions par le savoir.

Il paraît donc que l’humanité grandit en raison inverse de la nature, et que plus celle-ci manifeste de puissance, plus elle porte d’inégalité dans la distribution, soit de la richesse économique, soit de la richesse intellectuelle. Tout manifeste autour de nous l’influence que, par la réflexion et l’audace, la sagacité et la persévérance, l’homme a conquise sur le monde extérieur. La civilisation est la victoire croissante des lois mentales sur les lois physiques. Comme