Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/279

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Blidah, 28 février.

J’ai assisté aujourd’hui à une scène affreuse. C’étaient, m’a-t-on dit, quatre scélérats, et je n’ai pas eu de peine cà le croire en les voyant. Ils marchaient deux par deux dans une boue épaisse et sous une pluie battante, les mains liées derrière le dos, en hurnouss et pieds nus, flanqués du peloton de tirailleurs qui devait les fusiller. Il y avait en outre, pour protéger la loi, deux bataillons de ligne et de la cavalerie. La foule précédait, entourait, suivait l’enterrement. Le cortège allait au plus petit pas. Des fanfares sonnaient une marche funèbre. On les menait à l’extrémité du bois des Oliviers, à gauche, sur un tertre élevé de quelques mètres au-dessus d’une tranchée naturelle. J’eus la triste curiosité de suivre la foule et d’accompagner jusqu’au bout de leur vie ces quatre misérables.

Le temps était glacial et très sombre, quoiqu’il fût midi. D’abord on leur délia les mains. Chacun d’eux, sur un ordre reçu, ôta son burnouss et en fit un paquet qu’il déposa par terre, à ses pieds ; puis ils furent placés debout au bord de la tranchée, à six pas d’intervalle, et faisant face à la montagne. Le peloton se rangea à dix pas derrière eux. Il était de quarante-huit hommes, douze pour chacun des condamnés. L’infanterie formait un étroit demi-cercle autour du lieu d’exécution, et, pour prévenir toute évasion, deux pelotons de cavalerie, le sabre au poing, stationnaient à droite et à gauche, au bord de la rivière. Au-delà de l’Oued, gonflé par la fonte des neiges, et qui leur barrait le passage, s’élevait la montagne, presque à pic en cet endroit- là. Un rideau de pluie attristait encore cette sombre perspective, fermée à tout espoir de délivrance.

Ces dispositions prises et rapidement, un officier lut le jugement, d’abord en français, puis en arabe. J’apercevais ces terribles papiers, je pouvais en compter les feuilles et en mesurer la longueur. L’œil sur ma montre, calculant ce qui restait à lire, j’évaluais les minutes de grâce.

Ils étaient debout, calmes, plantés sur leurs jambes avec un aplomb qui ne fléchissait pas, imperturbables devant la mort prochaine, la main gauche pendante, la droite élevée à la hauteur du front et l’index dirigé vers le ciel. C’est dans cette tenue mystérieuse qu’un Arabe qui subit sa destinée attend avec tranquillité son dernier moment.

— Savez-vous à quoi ils pensent ? me dit Vandell. Ils se disent que ce qui est écrit est écrit, et que si leur mort n’est pas décidée là-haut, malgré tout cet appareil effrayant, malgré ces quarante-huit carabines rayées qui vont tirer sur eux comme dans une cible, ils vivront.