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néanmoins une bonne éducation, j’entends par là une bonne éducation commerciale. On leur apprend dès le premier âge à devenir des hommes d’affaires âpres, ferrés, subtils, qui puissent voir loin devant eux dans le cercle des transactions financières. Les riches propriétaires de malt-houses font quelquefois des voyages d’agrément à Londres et sur le continent; mais au milieu des plaisirs ils ne perdent jamais de vue la trace des opérations commerciales qu’ils poursuivent avec l’œil exercé du chasseur.

Convertie en malt, l’orge est dirigée vers les brasseries : là nous attendent un autre théâtre de travaux et une face nouvelle de la vie ouvrière dans la Grande-Bretagne.


II.

Les grandes brasseries de Londres ne sont pas seulement des fabriques, ce sont des villes. Vus à l’extérieur, ces établissemens frappent, non par un caractère de beauté, mais par l’étendue et la sombre puissance des constructions. Je choisirai pour type du genre Barclay, Perkins and co’s Brewery, la plus ancienne des brasseries de Londres et la plus vaste qui existe dans le monde. Un style d’architecture brutal, mais cyclopéen, une entrée principale qu’on ne franchit qu’avec une permission écrite, un mur d’enceinte donnant raison au proverbe : « qui trop embrasse mal étreint, » et d’où s’échappent des structures bizarres, d’une élévation de quarante pieds, en pierre et en fer; des lignes d’une monotonie grandiose, brisées de distance en distance par le pittoresque désordre des angles et des demi-lunes; des ponts aériens qui enjambent les rues et qui relient les bâtimens aux bâtimens; des fenêtres sans vitres, et garnies de grosses persiennes mobiles; de hautes murailles enfumées par le temps et par la vapeur du charbon, le long desquelles sue et dégoutte la bière[1]; des cours qui succèdent aux cours ; des toits entourés en guise de terrasse d’une plate-forme, du haut de laquelle le sphinx de l’industrie moderne peut considérer l’étendue de ses domaines en disant : «Tout cela est à moi; » des greniers, des magasins, des chambres de machines (engine-rooms), des écuries, des chantiers de travail à ciel ouvert, — c’en est assez pour justifier le titre de Leviathan des brasseries qui a été donné à cet établissement, situé dans le Borough, l’un des plus vieux quartiers de Londres, au milieu d’un labyrinthe de ruelles pauvres et boueuses. Un souvenir littéraire se rattache à cette Babylone du travail manuel : le célèbre docteur Johnson fut un des exécuteurs testamentaires de M. Thrale, le pre-

  1. Une inscription avertit les passans de se tenir sur leurs gardes.