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L’intérieur des brasseries anglaises, auxquelles on ne peut rien comparer sur le continent, présente plus d’une scène intéressante pour l’homme d’étude. Il est curieux de voir l’orge et le houblon devenir bière, surtout dans ces proportions exorbitantes. Je me bornerai à décrire les principales phases de cette transformation, à laquelle se rattachent les différentes branches du travail, le mouvement extraordinaire des machines et le rôle particulier des divers groupes d’ouvriers brasseurs.

Le malt, que nous avons laissé à la campagne, se retrouve maintenant entassé par sacs dans d’immenses greniers qui, malgré une apparence séculaire, portent vaillamment ces montagnes d’orge séchée au feu[1]. Au fur et à mesure des besoins, on tire l’orge des magasins pour la moudre. Il existe une chambre des cylindres (rollers) dans laquelle se broient jusqu’à cent quarante sacs de malt en une heure. En sortant de dessous la dent des machines, cette farine grossièrement moulue monte par des échelles de Jacob (Jacob’s ladders) vers le ciel de l’établissement, à une hauteur de soixante pieds. Une telle ascension s’accomplit par le miracle de la vapeur. Les degrés de cette échelle de Jacob ne sont point occupés par des anges, mais par des boîtes en fer-blanc, qui s’engrènent à une chaîne de gutta-percha indéfiniment longue. Le malt, ainsi pulvérisé et déplacé, va maintenant commencer le cours de ses changemens à vue. Il nous faut le suivre dans un autre département de la brasserie, sur un premier théâtre de combinaisons chimiques, où il se mélange avec l’eau (mashing). L’acte du parlement qui décrète que la bière anglaise ne doit être fabriquée qu’avec de l’orge et du houblon ne fait aucune mention de l’eau; mais les brasseurs n’ont pas cru devoir porter le respect de la loi jusqu’à se passer d’un auxiliaire aussi indispensable. Il y a maintenant lieu de se demander d’où vient cette eau. L’opinion commune est que toutes les grandes brasseries de Londres reçoivent leur eau de la Tamise, surnommée dans ces derniers temps la rivière de mort[2]. On va même jusqu’à croire que les

  1. L’étendue et l’élévation de ces greniers d’abondance sont généralement considérables. Dans la brasserie Barclay et Perkins, il y a vingt-quatre magasins d’approvisionnement qui contiennent tous ensemble cinquante mille sacs.
  2. Ce fleuve reçoit les immondices de la ville et les eaux des égoûts qui, repoussés par le mouvement du reflux, ne peuvent que difficilement se diriger vers la mer. Cette année, à cause de la sécheresse et de la chaleur, il roulait littéralement des flots d’encre. Quelques articles du Times sur l’insalubrité de cet incommode voisin jetèrent l’alarme dans la population et amenèrent durant l’été, tant est grande la puissance de ce journal, une véritable émigration de gens riches. Les petits journaux, tels que le Punch et le Town Talk, s’en mêlèrent et publièrent de leur côté des caricatures dans lesquelles le bon père la Tamise (father Thames) était représenté avec sa sinistre famille, la peste, le choléra-morbus, la fièvre, la mort. Ces plaintes, très sérieuses au fond, malgré l’exagération de la forme, appelèrent enfin l’attention des magistrats chargés de veiller sur l’édilité publique, et plusieurs plans sont à l’étude pour débarrasser la ville de Londres des eaux impures sans les verser dans la Tamise, ou du moins pour les conduire dans ce fleuve à plusieurs lieues de la ville, vers la mer.