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et on la laisse reposer deux ou trois heures, durant lesquelles s’accomplit le mariage du malt et de l’eau. Alors un robinet à arrêt, placé dans la cuve, s’ouvre, et le liquide, désigné par les brasseurs anglais sous le nom de wort (moût de bière), se répand à longs flots dans un immense réservoir en bois (underbuck), où il forme un véritable étang d’une belle couleur d’ambre, d’une clarté transparente et d’une odeur particulière, mais agréable.

Au bout d’un certain temps, cette mare se dessèche à vue d’œil ; après s’être séparé du malt, qu’il a laissé au fond de la cuve, le wort se trouve pompé par la force gigantesque des machines dans les chaudières (coppers). Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus imposant que ces vaisseaux de cuivre aux flancs caverneux, où, quand ils sont vides, la voix humaine produit un écho formidable, et où, quand ils sont pleins, le liquide bout avec un bruit de tempête[1]. Des ouvertures rondes à fleur de terre, ou creusées dans l’épaisseur des murs, fument de distance en distance comme des cratères : ce sont les bouches des coppers. Il y a quelques années, dans la brasserie Truman, Hanbury et Buxton, un homme se laissa tomber dans une de ces sombres cavités de liquide bouillant, où il disparut et périt à l’instant même. L’administration fit aussitôt écouler par les gouttières toute la cuvée, qui s’élevait à huit cents barils. Ce fut pour l’établissement une perte de 1,000 livres sterling. On laisse bouillir le wort durant plusieurs heures, et pendant qu’il est dans la chaudière, on y ajoute une certaine quantité de houblon. L’effet de cette plante est de parfumer la bière. On attribue cette qualité à une huile odorante qui, tout en communiquant à la bière une saveur amère et agréable, la conserve pendant des années. Les brasseurs houblonnent plus fortement la bière destinée à l’exportation que celle qui doit se consommer dans la métropole. Malgré ces vertus aromatiques, le houblon n’est employé dans les brasseries anglaises que depuis 1524; il est vrai qu’on y suppléait autrefois par des épices[2].

Il existe deux bières anglaises très renommées et très distinctes, l’ale et le porter. On croit communément que ces deux boissons exi-

  1. Il y a dans la brasserie Barclay et Perkins six coppers, dont chacun contient onze mille gallons d’eau. Le gallon est une mesure anglaise qui correspond à quatre litres. Il faut trente-six gallons pour faire un baril.
  2. Les ales épicés (spiced ales) sont célèbres dans la littérature écossaise du moyen âge. Même depuis la découverte du houblon, on a plus d’une fois cherché à lui substituer un équivalent. Une femme du nom de Johnson, qui tenait un public-house près d’Edimbourg au commencement du dernier siècle, s’était rendue célèbre par les qualités agréables et savoureuses de sa bière, qu’elle brassait elle-même. Au lieu de houblon, elle se servait des pousses amères du genêt. Je cite le fait parce que l’aie, la maison et la femme ont été chantés dans les poèmes d’Allan Ramsay.