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le mystère de la première apparition; quant à l’essence de l’inspiration et au coloris des tableaux, les deux romanciers diffèrent autant que l’Andalousie peut différer des rudes contrées du Yorkshire, autant que le génie anglais diffère du génie espagnol.

Des romans vrais, originaux, des romans conçus, imaginés par une femme, double nouveauté dans l’histoire sociale et littéraire de la Péninsule. L’Espagne a eu des poètes dramatiques, des historiens, des lyriques, des moralistes, des mystiques ; elle compte peu de romanciers. Don Quichotte lui-même est moins un roman qu’une vaste épopée, où l’auteur s’est plu à condenser dans des types humains tout ce qui flottait dans son âme, où la réalité s’éclaire et se colore de tous les reflets de l’idéal. Les récits picaresques sont la description humoristique d’un monde spécial; c’est, si l’on veut, le roman des écoliers, des mendians et des héros de grande route. La Célestine, elle aussi, est un roman dialogué, d’une nudité sinistre, d’une licence tragique, et en définitive toutes ces œuvres, fruits d’une sève vigoureuse, ne constituent pas une tradition. Comme genre, le roman a gardé un caractère restreint, exceptionnel et inachevé au-delà des Pyrénées. La raison en est simple, elle tient à la nature du roman aussi bien qu’à l’essence de la civilisation espagnole. Comment se développe l’inspiration romanesque? Par l’observation appliquée à tous les accidens de la vie sociale ou aux phénomènes intérieurs de l’âme, par l’étude du monde et par l’analyse morale de l’individualité humaine. Là où la vie sociale est un fait puissant et offre un aliment à l’observation, là où la nature individuelle de l’homme se manifeste dans son activité avec ses drames mystérieux et ses luttes intimes, le roman naît spontanément, il a sa raison d’être. En France, où l’esprit de sociabilité domine et se reflète jusque dans les œuvres de l’intelligence, il a été surtout une peinture du monde. En Angleterre, il est né du sentiment énergique de la réalité, combiné avec le goût de l’analyse morale développé par l’influence protestante.

C’est ainsi que le roman est devenu ce qu’on l’a vu, une sorte d’histoire idéale et fictive des choses qui n’ont jamais existé, mais qui auraient pu être, histoire apocryphe et cependant vraie, car elle est faite avec les passions, les émotions, les caractères, les instincts humains, qui sont le principe générateur des événemens réels eux-mêmes. La Princesse de Clèves n’est qu’une fiction, et cette fiction, encadrée dans le XVIIe siècle, aide à comprendre ce monde évanoui mieux que ne le pourraient faire les documens les plus authentiques et les plus inédits. Les héros de Fielding n’ont rien d’historique, et cependant ces personnages, fils de l’imagination, sont d’incontestables citoyens de la société anglaise au dernier siècle. Il en serait