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de même si l’on voulait suivre l’inspiration romanesque dans ses développemens successifs, à mesure qu’elle étend son domaine : ce qui veut dire que le roman est un genre d’histoire affectionné surtout par les peuples qui aiment à se connaître, à s’étudier, à se peindre dans leurs goûts, dans leurs penchans, dans les détails familiers de leur existence et jusque dans leurs faiblesses; ce qui veut dire encore qu’il faut des conditions particulières pour que le roman puisse naître et fleurir.

Dans l’atmosphère où a vécu l’Espagne, la littérature romanesque n’a point de place : elle a été paralysée à sa naissance et elle devait l’être, car tout est organisé au-delà des Pyrénées pour échapper à l’observation et pour faire de l’analyse un procédé moral entièrement étranger au génie espagnol. Repliée en elle-même, l’Espagne s’est de bonne heure enveloppée dans sa fierté et s’est réfugiée dans l’inviolable originalité de ses mœurs intimes. Il n’y a jamais eu peut-être un peuple qui ait eu moins de souci de se connaître, de se décrire, et surtout d’être connu des autres peuples. S’il fallait chercher un mot pour caractériser cette société, il n’y en aurait qu’un, ce serait le mystère, le silence; tout a une couleur mystérieuse. Les hommes apparaissent et se succèdent sans rien dire d’eux-mêmes et du monde qui les entoure; ils n’écrivent point de mémoires, et on n’en écrit pas pour eux. Philippe II et le duc d’Albe sont des personnages qui ont fait quelque figure : c’est à peine si on les connaît en dehors de leur rôle historique. Le monde de Philippe III et de Philippe IV, d’Olivarès et de Lerme, serait curieux à étudier : on ne peut que le deviner à l’aide de certains détails épars, en rapprochant des faits les révélations indirectes et impersonnelles de quelques satiriques. La vérité est qu’on n’a point vu, en Espagne comme en France, cette chose surprenante qu’on nomme la vie sociale, qui n’est ni la vie publique ni la vie privée, mais qui est entre les deux et où l’observation peut puiser à pleines mains en y trouvant des élémens d’inspiration littéraire. Ce n’est pas que, sous ce voile impénétrable, il n’y ait aussi des passions, des luttes, des tragédies. La vie espagnole a, sans nul doute, ses caractères et son originalité profonde; seulement, telle qu’elle est, cette existence reste à peu près close. On dirait que les Arabes ont légué à l’Espagne quelque chose de leur esprit et de leurs usages, ce je ne sais quoi d’oriental qui se laisse voir surtout dans le silence organisé autour des mœurs privées. Les femmes peuvent être encore puissantes par le fait, comme elles le sont toujours là où la passion est un mobile universel ; elles ont leur influence dans la maison et dans la vie pratique, elles n’ont pas ce qu’on pourrait appeler un rôle social, ostensiblement actif, et, pour tout dire, c’est ce qui explique com-