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tresillo le soir et vivant en elle-même avec son monde de chanoines, d’auditeurs et de vingt-quatre[1]. C’est, à vrai dire, une des plus originales expressions de cette société dans ce qu’elle a de plus entier et de plus aimable. Naturellement la señora de Calatrava est plus royaliste que le roi et plus catholique que le pape; elle est surtout ennemie des habitudes étrangères, du bon ton français et de toutes les innovations. Elle aime sa vieille maison, ses vieux meubles et ses vieilles toiles de Murillo ou de Velasquez pendues à ses vieux murs blancs et nus. Aussi est-elle saisie d’une naïve indignation lorsque chez sa nièce, la jeune comtesse de Palma, qui arrive de Londres et de Paris, elle voit tout bouleversé, les tableaux de famille remplacés par des portraits de grands hommes dont pas un n’est Espagnol, et dont le plus remarquable est « un vieux, très laid, à la face de renard affamé, » qui n’est ni plus ni moins que Voltaire. L’assistenta est quelque peu suffoquée d’avoir vu Voltaire de si près. Au demeurant, elle n’est pas moins bonne, indulgente pour la jeunesse, délicate dans ses charités, facile avec tous ceux qui l’entourent. Volontiers elle demande à son intendant don Benigno un chapitre de Don Quichotte après une lecture de l’Année chrétienne, et si elle est vive de parole, sa causticité est sans fiel. Elle n’entre tout à fait en humeur guerrière que contre les libéraux, les encyclopédistes et les athées, qui veulent qu’un roi ait besoin d’une constitution, et qui soutiennent qu’il peut y avoir en Angleterre des évêques mariés. Pour ceux-là, elle les voue au diable dans la personne d’un certain Narcisso Delgado, qui est lui-même un être assez plaisant, grand, maigre, espèce de chevalier de la triste figure de la philanthropie et du progrès, trébuchant à chaque pas sur un préjugé ou une superstition, et s’apitoyant profondément, quoique sans succès, sur l’ignorance opaque, sur l’incurable misère du peuple espagnol. L’assistenta a donc une antipathie, c’est Narcisso Delgado, et elle a aussi une passion, c’est Elia, une jeune fille qu’elle a recueillie par charité, et qu’elle a fait élever comme son enfant en la laissant dans l’ignorance de son origine obscure et souillée. Que devient Elia? Elle aime, elle voit tout à coup se relever devant elle le fantôme d’une naissance inavouée qui la sépare de son amant, et, frappée au cœur, elle n’a plus qu’à fuir le monde. Quant à l’assistenta, elle a toutes les anxiétés d’une bonne âme qui craint de s’être trompée : « Don Benigno, dit-elle à son intendant, vous qui avez étudié, dites-moi comment il se fait que les personnes guidées par la prudence et la raison réussissent mieux d’ordinaire que celles qui se laissent conduire aveuglément par leur cœur? » Là est le nœud de ce petit récit,

  1. Magistrats chargés de la police et de l’administration municipale.