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elle ne paraîtra pas; si elle est malade, elle ne sera pas moins obligée d’aller à une course de taureaux, parce que son amant sera là disputant sa vie. Qu’arrive-t-il? Stein découvre les amours de sa femme, et il part pour La Havane. Le duc d’Almansa cesse de s’intéresser à cette capricieuse créature. Pepe Vera est tué dans une course; Marisalada enfin, glacée d’épouvante, perd la voix, et cette étoile, cette reine de théâtre, s’éclipse subitement. Allez un peu plus tard à Villamar ; dans une boutique de barbier, vous verrez une femme pâle et maigrie, au geste hautain et brusque, aux cheveux mal tressés, à la voix rauque et éraillée : c’est Marisalada, qui est devenue la femme du barbier, et qui traîne deux enfans avec elle. Cela est logique : la Gaviota n’avait qu’un admirable instrument, elle n’avait pas d’âme; ni la bonté de cœur de Stein, ni la grâce aristocratique du duc d’Almansa, ni l’attrait supérieur de l’art ne parlaient à sa nature rebelle, impropre pour ainsi dire à toute éducation morale. Pour elle, tout était dans la voix. L’instrument une fois brisé, elle retombe à son niveau primitif de vulgarité; elle est la femme du barbier Ramon Perez ! Et pendant ce temps que sont devenus les autres personnages du roman? Le vieux Santalo, le père de Marisalada, est mort; la vieille Maria, qui habitait le couvent, est morte aussi. Don Modeste Guerrero est plus que jamais à son fort de San-Cristobal. Et fray Gabriel? « Pauvre fray Gabriel! dit don Modesto; tous les vendredis de sa vie, il allait au Christ-du-Secours pour lui demander une bonne mort... Je le rencontrai un vendredi matin à genoux devant la grille de la chapelle du Christ, la tête inclinée. Je l’appelai, il ne me répondit pas; je m’approchai, il était mort, mort comme il a vécu, en silence et seul. Pauvre fray Gabriel! ajouta le commandant, tu es mort sans avoir vu ton couvent réhabilité. Moi aussi, je mourrai sans avoir vu mon fort reconstruit….. » Au-dessus de ce drame humain de la Gaviota, Fernan Caballero semble placer cet autre drame des destinées morales de l’Espagne, représentées par les deux ruines qui se dessinent encore à l’horizon.

Ainsi, dans cette carrière si étrangement accidentée qu’elle parcourt depuis longtemps, l’Espagne a trouvé un historien vrai, délicat et émouvant, original surtout, qui la peint dans ce qu’elle a de plus intime et de plus profond, dans toutes ces nuances contradictoires inhérentes à un état d’universelle transition. De tous les personnages que Fernan Caballero fait vivre, et dont il peuple ses fictions, quels sont ceux qu’il aime, qui ont toutes les prédilections de son esprit? Ce sont évidemment ceux qui portent pour ainsi dire sur le front un rayon du passé. La connaissance du passé est la substance savoureuse des récits du conteur espagnol. La vie moderne au contraire est quelquefois décrite avec une humeur enjouée et iro-