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tendit la jeune fille avec un respect dont vous vous moquerez tant que vous voudrez, mais qui le rendit heureux.

On entra dans le salon, où était un piano, muet depuis bien des années. Ottavio s’assit devant l’instrument, tandis que Mandoline roulait une cigarette. Jacques et Lucette s’assirent dans le fond de la pièce sur un sofa placé entre deux croisées. Le salon de Sainte-Marcelle se prêtait, il faut en convenir, aux émotions dont il allait être le théâtre. Ses grandes fenêtres, dont on n’avait point poussé les volets, laissaient voir les solitudes embaumées du parc. On apercevait sur le gazon une clarté de lune qui ressemblait à un voile de fée. Une partie de la vaste salle, d’où l’on pouvait s’unir par la vue à cette nature sereine et recueillie, était toute remplie d’obscurité. Un candélabre chargé de pâles bougies, et placé au milieu d’une table entre deux grands vases de fleurs hautes et sombres, soutenait une lutte malheureuse contre les clartés nocturnes qui venaient du dehors et contre l’ombre qui régnait paisiblement sur tous les points où ne pénétraient pas ces clartés. Ottavio tira du piano des sons merveilleusement en harmonie avec le lieu où il se trouvait. Il improvisa une sorte de valse en même temps ardente et songeuse, qui fit d’abord tourbillonner devant les yeux de Jacques toute sorte de fantômes tristes et gracieux, évoqués de son propre cœur. — Je les sentais, m’a-t-il dit souvent en me racontant cette soirée, je les sentais, ces ombres légères, se lever une à une au fond de mon âme, puis la quitter et s’enlacer, devant mon regard noyé et fixe, dans de véritables danses de willies. Tout à coup, par je ne sais quel accord, le magicien qui disposait de ma pensée fit évanouir toutes ces visions : quelque chose d’aussi puissant, d’aussi matinal, mais de plus brûlant que l’aurore, avait conjuré tous ces spectres; c’était un nouvel amour se levant en moi, d’abord rose et voilé, bientôt rouge et étincelant. Je me penchai vers Luce, et je lui dis : « Luce, m’entends-tu? me comprends-tu? Je t’aime de toute mon âme, comme je n’avais jamais aimé, ni pensé aimer jamais aucune femme en ce monde! » Si j’ai été trompé, que le destin me laisse mon erreur! si je suis fou, que Dieu me garde ma folie ! mais je crus trouver sur ses lèvres la pensée qui venait de traverser mon cœur.


VI.

Le lendemain, Ligoni regagnait Paris avec sa compagne, et Mesrour restait dans sa retraite avec sa passion. Depuis cet instant que je viens de raconter, où tout à coup il sentit passer devant sa face l’esprit mystérieux, le souffle embrasé d’où naissent ici-bas toute grande pensée, toute noble action, toute folie charmante ou sacrée,