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il s’était abandonné à cette joie d’aimer une fois encore une créature humaine de tout son cœur, comme on dit si bien, sans défiance, sans arrière-pensée, avec cette foi vaillante qui était le fond de sa nature. On était alors à la fin de l’été, et il visitait avec elle ces admirables paysages toujours prêts à se faire si chaleureusement complices des jeunes et fortes amours. Il y avait un coin de forêt où Mesrour était saisi par des éblouissemens de verdure. Ce coin de forêt, s’il vit encore et s’il veut un jour le revoir, le retrouvera-t-il sans Lucette? C’était une sorte de clairière étroite et couverte, un véritable antre de feuillage où se passait un miracle de lumière presque semblable à l’enchantement napolitain de la grotte d’azur; mais le vert tendre, le vert charmant, le vert de la robe de Daphné, des atours de la nature, du voile magique de l’espérance qui, là, remplaçait le bleu de la grotte italienne, n’altérait en rien les couleurs de Lucette. Elle était éblouissante de fraîcheur, au pied de ces grands arbres, comme une de ces roses qui, au détour des allées solitaires, ont l’air d’apparitions de fées. J’ai dit, je crois, qu’elle dessinait. Quelquefois elle s’arrêtait devant un buisson, devant un tronc d’arbre, devant une fontaine, qu’elle essayait de reproduire. Comment rendrai-je alors les joies de Mesrour et ses profondes admirations pour ces esquisses? Il lui disait : « Ma Lucette, tu as plus de génie que Poussin, Ruysdaël et tous les grands peintres dont tous les siècles et tous les pays se soient occupés. Tu vois et tu rends ces choses secrètes dont les Allemands exigent l’intelligence chez le paysagiste. Tu attaches ce que ton regard embrasse à ce que sent ton cœur. Ce n’est pas seulement la grâce de la nature que tu fixes sous ton crayon, c’est aussi l’attrait de notre amour. » Elle lui répondait en lui souriant et en livrant à ses baisers la main d’où lui semblaient sortir toutes ces merveilles.

Le fait est que Jacques était enivré par la moindre avance que faisait cette séduisante enfant au monde aimable et austère de l’intelligence. Si elle prenait goût à une lecture, il la regardait avec des yeux tout remplis de reconnaissance. Il embrassait quelquefois le crayon qu’il lui donnait, car, il le sentait, chaque pas qu’elle essayait de faire, appuyée à son bras, dans ce divin pays où l’on rencontre des illusions plus vraies que la plupart des réalités, des fantômes plus vivans que la plupart des hommes, chacun de ces pas mettait d’immenses distances entre elle et l’affreuse région où elle avait un moment vécu. N’allez pas croire cependant que le passé de Luce l’amenât jamais à des tristesses grondeuses, à des colères iniques et stériles ! Le seul fruit qu’eût laissé tomber pour lui l’arbre si vainement ébranlé de l’expérience, c’était une douceur sensée à l’endroit des femmes, la haine de ces bizarres et absurdes