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pourraient s’appliquer à toute société présente ou future : elles devraient résulter de toute histoire et guider tout historien ; mais elles ne constitueraient pas l’histoire, elles ne la suppléeraient pas : elles ne nous apprendraient rien de la manière dont les choses se sont passées. La science de la botanique ou de la zoologie ne nous donne pas d’avance ou ne remplace pas la flore ou la faune d’une pays déterminé, quoiqu’elle soit fort utile, nécessaire même pour rendre la description exacte, complète et profitable. Ainsi l’histoire n’est pas la science ; elle peut donner naissance à une science, elle n’en est pas une, elle est plus et elle est moins.

Cela semble si évident qu’il est difficile que M. Buckle s’y soit trompé, et il pourra dire, ou l’on dira pour lui, qu’il n’a voulu parler que de l’histoire de la civilisation, celle-ci seule étant pour lui l’histoire véritable, parce que seule elle peut être scientifique. Par sa nature en effet, elle se compose de généralités. Elle considère la société, non les individus ; elle substitue à la narration décousue des guerres, des traités, des événemens, des actions de tel ou tel personnage, la considération systématique des états successifs par lesquels passe une nation, ou, en généralisant l’observation, l’ensemble des nations, l’humanité. Ce pourrait bien n’être encore là que la philosophie de l’histoire ; mais, sans disputer sur les mots, admettons avec M. Buckle que l’histoire ainsi conçue sera bien celle de la nature humaine. S’ensuivra-t-il qu’elle ne soit possible que depuis qu’on sait étudier la nature humaine par la voie de la statistique, et que le recensement de toutes les actions particulières numérables et comparables soit la base de l’histoire de la société et de la civilisation ? Il faudrait dire, pour commencer, que l’histoire du passé est impossible. La statistique ne fait que de naître, et comme elle ne peut s’appliquer par voie rétroactive, nous serions condamnés à ignorer les civilisations que nous n’avons point vues. Ce n’est pas elle pourtant qui a donné à M. Buckle le principe qu’il applique à l’histoire des temps modernes : c’est l’observation et l’induction qui seules lui ont suggéré l’idée de mesurer leurs progrès par le développement de l’esprit d’inquisition philosophique. Et si nous remontons plus haut, comment, si nous ne consentions à étudier en eux-mêmes les événemens, les hommes, leurs établissemens de toute sorte, pourrions-nous rien savoir des grandes causes qui ont exercé une influence décisive sur les destinées du monde ? Quelle statistique ou même quelle méthode philosophique nous apprendrait, si nous ne le savions d’ailleurs, qu’Alexandre a conquis l’Asie et que César a conduit ses légions des Gaules en Italie ? Ce ne sont que des faits particuliers ; mais l’influence en a été générale, et la civilisation, c’est-à-dire l’humanité, s’en est ressentie. J’admets que,