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ses compagnons ou de leur porter secours en cas de détresse. Il faut marcher en tâtonnant, s’assurer de la résistance de la boue, afin d’éviter les fondrières, et se tenir toujours droit, debout, le fusil haut et la carnassière aussi près que possible des épaules.

Vandell avait pris, non pas un fusil, mais un long bâton qui nous servit de canne. Autant que nous le pûmes, nous naviguâmes de conserve. De temps en temps, une aile apparaissait à travers les taillis, ou passait sur nos têtes à nous effleurer, pour s’abattre aussitôt derrière le rideau vert des roseaux. Quelquefois, mais de loin en loin, une explosion se faisait entendre à petite distance ; alors des centaines de canards qu’on ne voyait pas s’envolaient, en battant l’eau de leurs ailes, avec un bruit pareil à celui d’une multitude d’avirons.

Je ne puis dire ni combien de chemin nous fîmes, ni dans quelles parties du lac, ni dans quelle direction. Je sais que nous marchâmes consciencieusement de midi à cinq heures, toujours à couvert, toujours embarrassés dans les halliers, toujours avec de l’eau jusqu’aux hanches. Nous nous dirigions d’après le soleil d’abord, puis, quand on eut cessé de le voir, d’après les couleurs du zénith. Une heure à peu près avant la fin du jour, nous rencontrâmes un des chasseurs d’ibis. Il avait établi son embuscade dans une sorte de bassin découvert, sur la lisière intérieure des roseaux. C’était une étroite cabane faite de joncs coupés, ayant un toit et un plancher, l’un et l’autre fort à jour, et portée sur des pilotis. Au pied était amarré un bateau. On n’apercevait du chasseur, immobile au fond de sa cachette, que le canon d’un long fusil qui sortait par une embrasure, et donnait à sa citadelle flottante un aspect assez menaçant.

Ya ! fils de Nemrod, lui cria Vandell, bonjour.

— Bonjour, répondit l’Arabe, qui fit mouvoir en s’y tournant les branchages de sa cabane.

— Ta journée a-t-elle été bonne ?

— Regarde dans le bateau, dit le chasseur.

Nous vîmes au fond du bateau trois oiseaux étendus : deux ibis de couleur un peu triste et un cygne magnifique.

— Il a tué le roi du lac, dis-je à Vandell en regardant le bel oiseau, frappé droit au cœur d’une blessure encore saignante qui le rendait plus beau.

Le soleil était tout à fait bas. Il n’éclairait plus que le sommet des taillis ; de longues zones d’ombres s’étendaient sur les eaux du lac et les glaçaient de couleurs froides. À cinq heures et demie, nous rentrions à nos tentes. On a tendu des cordes entre les oliviers pour y suspendre le gibier. J’y ai vu des poules sultanes, des butors, des râles d’eau, quelques canards, un petit nombre de bécassines, — en tout soixante-trois pièces.