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— Cela dépend de vous. Oui, si vous revenez ici ; non, si je dois aller vous trouver en France, où probablement je n’irai jamais. Qu’irais-je y faire ? Je ne suis plus des vôtres. À force de répandre autour de moi ma civilisation, ajouta-t-il en souriant, il ne m’en reste plus assez pour vivre là-bas, où, dit-on, vous en avez trop.

Quand le soir approcha, Vandell interrogea la hauteur du soleil, et se leva.

— Il est quatre heures, ou peu s’en faut, me dit-il ; allez-vous-en. Vous avez juste le temps de vous laisser glisser jusqu’aux sources de l’Oued et de rentrer au trot par le ravin. Moi, je n’ai qu’une petite marche à faire, deux lieues de pente douce, et je trouve un douar.

Et là-dessus il siffla sa jument, qui vint d’elle-même, et, par une vieille habitude, lui présenta le côté du montoir. Lorsqu’il fut établi dans sa selle en forme de fauteuil, il alluma sa pipe, resta immobile encore un instant sans fumer ni regarder rien. Puis brusquement il me tendit sa main osseuse et brune, et me dit : — Qui sait ? Insha Allah, s’il plaît à Dieu ! voilà le grand mot et toute la sagesse humaine. — Presque aussitôt il descendit lentement, tout à fait renversé sur sa selle afin de soulager la bête, dont les genoux pliaient, tant la pente était rapide.

— Bonne chance ! me cria-t-il encore.

Et comme si un souvenir plus joyeux lui revenait en mémoire, il arrêta sa jument et ajouta : — Souvenez-vous de ceci, ce n’est pas moi qui vous le dis, c’est notre jovial ami Ben-Hamida : Tâchez d’agir avec le bonheur plutôt qu’avec cent cavaliers.

— Adieu, lui criai-je en lui tendant de loin mes deux mains. Puis il fit demi-tour et s’éloigna. Cinq minutes après, je n’entendis et ne vis plus rien. Un léger vent, le premier souffle qui eût traversé l’air depuis midi, fit tomber deux ou trois pommes de cèdre qui roulèrent sur la pente et se perdirent dans le chemin plongeant qu’avait suivi Vandell. Je regardai le sud, où il s’en allait, puis le versant nord, où j’allais descendre.

— Si-Bou-Djaba est parti ? me dit, en me tenant l’étrier, l’Arabe qui m’accompagnait.

— Oui, répondis-je.

— Et toi, où vas-tu ?

— Moi, je vais à Blidah, et dans trois jours je serai en France.

Il est dix heures, mon ami. Le clairon des Turcs, que je n’entendrai plus, sonne le couvre-feu. Bonne nuit, et à bientôt.

Eugène Fromentin.