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peare : Tout pour l’amour, ou le Monde bien perdu. Quelle misère que de réduire de tels événemens à une pastorale, d’excuser Antoine, de louer par contre-coup Charles II, de roucouler comme dans une bergerie! Et tel était le goût des contemporains : quand Dryden écrivit d’après Shakspeare la Tempête et d’après Milton l’État d’innocence, il corrompit encore une fois les idées de ses maîtres ; il changea Eve et Miranda en courtisanes ; il abolit partout, sous les convenances et les indécences, la franchise, la sévérité, la finesse et la grâce de l’invention originale. Autour de lui, Settle, Shadwell, sir Robert Howard, faisaient pis. L’Impératrice du Maroc, par Settle, fut si admirée, que les gentilshommes et les dames de la cour l’apprirent pour la jouer à White-Hall, devant le roi. Et ce ne fut point là une mode passagère ; quoique dégrossi, ce goût dura. En vain les poètes rejetèrent une partie de l’alliage français dont ils avaient chargé leur métal natif ; en vain ils revinrent au vieux vers sans rime qu’avaient manié Jonson et Shakspeare ; en vain Dryden, dans les rôles d’Antoine, de Ventidius, d’Octavie, de don Sébastien et de Dorax, retrouva une portion du naturel et de l’énergie antiques ; en vain Otway, qui avait un vrai talent dramatique, Lee et Southern atteignirent à des accens vrais ou touchans, en telle sorte qu’une fois, dans Venise sauvée, on crut que le drame allait renaître : le drame était mort, et la tragédie ne pouvait le remplacer, ou plutôt chacun d’eux mourait par l’autre, et leur union, qui les avait énervés sous Dryden, les énervait sous ses successeurs. Le style littéraire émoussait la vérité dramatique, la vérité dramatique gâtait le style littéraire ; l’œuvre n’était ni assez vivante ni assez bien écrite ; l’auteur n’était ni assez poète ni assez orateur : il n’avait ni la fougue et l’imagination de Shakspeare ni la politesse et l’art de Racine[1]. Il errait sur les confins des deux théâtres, et ne convenait ni à des artistes à demi barbares ni à des gens de cour finement polis. Tel est en effet le public qui l’écoute, incertain entre deux formes de pensées, nourri de deux civilisations contraires. Ces hommes n’ont plus la jeunesse des sens, la profondeur des impressions, l’originalité audacieuse et la folie poétique des cavaliers et des aventuriers de la renaissance ; ils n’auront jamais les adresses de langage, la douceur de mœurs, les habitudes de la cour et les finesses de sentiment ou de pensée qui ont orné la cour de Louis XIV. Ils quittent l’âge de l’imagination et de l’invention solitaire, qui convient à leur race, pour l’âge de la raison et de la conversation mondaine, qui ne convient pas à leur race ; ils perdent leurs mérites propres et n’acquièrent pas les mérites de leurs voisins. Ce sont des

  1. Cette impuissance ressemble à celle de Casimir Delavigne.