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polémique, quoique impuissant à créer des âmes ou à peindre les sentimens naïfs et fins, il reste vraiment poète ; il est troublé, soulevé par les beaux sons et les belles formes ; il écrit hardiment sous la pression d’idées véhémentes ; il s’entoure volontiers d’images magnifiques ; il s’émeut au bruissement de leurs essaims, au chatoiement de leurs splendeurs ; il est au besoin musicien et peintre ; il écrit des airs de bravoure qui ébranlent tous les sens, s’ils ne descendent pas jusqu’au cœur. Telle est cette ode pour la fête de sainte Cécile, admirable fanfare où le mètre et le son impriment dans les nerfs les émotions de l’esprit, chef-d’œuvre d’entraînement et d’art que Victor Hugo seul a renouvelé. Alexandre est sur son trône dans le palais de Persépolis ; à côté de lui. Thaïs florissante de beauté ; devant lui, dans l’immense salle, tous ses glorieux capitaines. Et Timothée chante : il chante Bacchus, Bacchus toujours beau, Bacchus toujours jeune ; le joyeux dieu vient en triomphe ; sonnez les trompettes ! battez les tambours ! Il vient la face empourprée, les yeux rians ; que les hautbois résonnent! Il vient, il vient, Bacchus toujours beau, toujours jeune ; Bacchus a le premier établi les joies du vin ; les dons de Bacchus sont un trésor ; le vin est le plaisir du soldat ; riche est le trésor, doux est le plaisir ; doux est le plaisir après la peine. — Et sous les sons vibrans, le roi se trouble ; ses joues s’enflamment, ses combats lui reviennent en mémoire ; il défie les hommes et les dieux. Alors un chant triste l’apaise : Timothée pleure la mort de Darius trahi ; puis un chant tendre l’amollit : Timothée célèbre l’amour et la rayonnante beauté de Thaïs. Tout à coup les sons de la lyre s’enflent ; ils s’enflent plus haut ; ils grondent comme un tonnerre ; le roi assoupi se redresse égaré, les yeux fixes. « Vengeance! vengeance! regarde les Furies qui se lèvent ; regarde les serpens qu’elles brandissent, comme ils sifflent dans l’air ! et ces étincelles qui jaillissent de leurs yeux ! Vois cette bande de spectres, chacun une torche à la main : ce sont les spectres des Grecs immolés dans les batailles, laissés sur la plaine sans sépulture, sans honneur ! Regarde comme ils secouent leurs torches, comme ils les lèvent, comme ils montrent les palais persans, les temples étincelans des dieux leurs ennemis !» — Le prince applaudit, ils saisissent des flambeaux, ils courent, Thaïs la première, et la nouvelle Hélène brûle la nouvelle Troie! Ainsi jadis la musique attendrissait, exaltait, maîtrisait les hommes ; les vers de Dryden, en décrivant son pouvoir, l’ont retrouvé.

Ce fut là une de ses dernières œuvres ; toute brillante et poétique, elle était née parmi les pires tristesses. Le roi pour lequel il avait écrit était détrôné et chassé; la religion qu’il avait embrassée était méprisée et opprimée ; catholique et royaliste, il était confiné dans un parti vaincu, que la nation considérait avec ressentiment et