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sulmans, tout encombré de longues pierres tumulaires usées et démolies. En cet endroit s’ouvre dans le rempart une large brèche pratiquée de temps immémorial par les pluies. Deux ou trois fois les Turcs se sont décidés à la réparer; mais toujours de nouveaux orages sont venus détruire l’ouvrage à peine achevé. La brèche reste donc béante, comme le signe de la volonté d’Allah et de la résignation des croyans.

C’est par ce côté que, vers le milieu de l’année 1855, deux jeunes officiers, l’un anglais, l’autre russe, entraient un matin dans Varna. Ils voyageaient ensemble à cheval, suivis chacun d’un domestique. Nourakof, capitaine aux gardes, officier de famille princière, avait été fait prisonnier à Sébastopol dans une sortie. Interné depuis six mois à Varna, il avait obtenu l’autorisation de s’absenter pour quelques semaines et revenait de ce voyage : c’était un grand jeune homme aux moustaches fines et noires, au visage ouvert et agréable. L’officier britannique, William Spentley, servait, avec le titre de major, dans les bachi-bozouks. On sait que l’Angleterre organisait à cette époque, sous le commandement d’officiers anglais, un corps de cavalerie ottomane irrégulière. Les bachi-bozouks eurent leur quartier-général à Chumla, au centre de la Bulgarie.

L’aspect de ces régimens, où chaque individu conservait son costume national, était des plus pittoresques. Ici c’étaient des Albanais avec leur veste rouge brodée d’or et leurs fustanelles blanches superposées comme les jupes de gaze de nos danseuses. Là des Kurdes portaient en guise de manteau une ample pièce d’étoffe grise ou verte, fixée sur le front par un diadème de cuivre et descendant par derrière jusque sur les talons; je crois avoir vu, sur certains théâtres de France, Agamemnon, le roi des rois, dans un accoutrement analogue. Des Syriens du désert maniaient de grandes lances qu’ils faisaient voltiger sur leurs têtes en exécutant d’habiles manœuvres. Chacun de ces soldats portait à sa ceinture l’arsenal de sa famille, pistolets argentés et ferrés de tous les calibres, yatagans, boutchaqs, couteaux persans; mais tous avaient un sabre anglais d’ordonnance, seule pièce uniforme de leur armement. Il faisait beau les voir galoper en tous sens dans les grandes plaines de Chumla, les jambes ramenées en arrière sous le ventre de leurs petits chevaux turcs caparaçonnés de glands rouges et de croissans d’argent, et dont ils ensanglantaient la bouche avec leurs mors annulaires. Je n’ai jamais vu un bachi-bozouk trotter, et je n’en ai jamais vu deux galoper de front; mais tous leurs officiers assuraient qu’ils montraient les plus heureuses dispositions pour les manœuvres européennes, et que l’on pourrait, dès qu’on le voudrait, les faire charger en ligne.